Stefano Massini

LE COMITÉ D'USINE DE PICARD & ROCHEplan

5/9/23

.0 Lecture de la page 16 : "Je suis prête à tout accepter plutôt que de me faire renvoyer chez moi." à la page 20

.1 Agnès : "Alors que les autres usines ferment..." page 41,
.2 Sophie, page 43 : "J'vais vous dire comment ça s'est passé..."
.3 Pour Arielle, Blanche et Odette, page 45, de "C'est quoi ton truc, Arielle ? à "Qu'est-ce que tu veux nous dire ?"
.4 Si Mireille est là, page 54 : "Dix costards-cravates nous refilent une lettre..."
.5 Sabine, page 60 de : "En tout cas, Blanche,..." à page 62 : "Dans ta tête" avec les partenaires

Cette pièce est une opportunité d'apprentissage pour un groupe de comédiennes tel que le nôtre puisqu'elle réunit sur scène 11 femmes.
Première le 7 décembre à Mouffetard,

►DANS L'ATTENTE ANGOISSÉE DU RETOUR DE BLANCHE

Les employées et ouvrières arrivent progressivement d'un peu partout, de la coulisse, ou de la salle.

Certaines se saluent, sourient, ou bavardent
D'autres, l'air ferme, restent isolées, s'occupent, , ou scrutent le fond de la salle (par où devrait arriver Blanche).

On sent que c'est un rendez-vous exceptionnel, ce n'est pas l'heure de la pause,
et toutes ont l'air tendues, voire graves, ou préoccupées.

Au bout d'environ une minute, annonce :
Nous sommes chez Picard et Roche, qui vient d'être racheté par de nouveaux propriétaires.
Cette pièce est tirée d'une histoire - survenue en 2012 - des ouvrières d'une usine de lingerie LEJABY

dans la banlieue Lyonnaise,

Devant vous,

9 membres du Comité d'Usine, employées et ouvrières, qui viennent de se réunir dans la Salle de Pause pour connaître les décisions de la nouvelle Direction. Leur représentante est en réunion avec eux depuis près d'une heure.

Nous allons les retrouver 3h après,

toujours en train d'attendre.

Elles sont maintenant très inquiètes.
Le silence est lourd.
Arielle ne tient plus en place, et (FACE PUBLIC) scrute le fond de la salle (par où arrivera Blanche).

.Toutes - Filage page 11 16," Hé, les filles ! Trouvez à qui on s'adresse (au groupe ? à une telle ? au public ?)

1ARIELLE

Hé,

les filles !

J'entends marcher …

Tendues, toutes visages tournés vers le public. Blanc

ZOÉLIE

J'entends rien.

ARIELLE

Puisque je vous le dis.

MIREILLE Rompant le silence

BlancY a pas de bruit.

RACHEL

Tu as rêvé.

LORRAINE

Avale un calmant,

Arielle,

je te dis.

Elles reprennent leurs positions d'avant

ODETTE

2Ils la cuisinent là-dedans depuis combien de temps?

ARIELLE

Trois heures vingt.

SABINE

Elle doit être cuite,

LORRAINE

Porte-parole grillée.

ODETTE

Il va faire nuit.

RACHEL

Ils vont l'inviter à dîner ou quoi ?

MIREILLE

Pour l'empoisonner,

tu vas voir.

RACHEL

Rôti d'ouvrière au four.

SABINE

Ça t'étonnerait?

ARIELLE Très énervée

Encore une heure comme ça et je tombe dans les pommes

MIREILLE

Tomber dans les pommes,

jamais.

RACHEL

Plutôt crever.

Et la fierté ?

Elles rient.

ODETTE se dresse vivement, face public

3Ça y est!

On marche dans le couloir !

MIREILLE

Tu t'y mets aussi,

Odette?

ARIELLE

Elle a raison :

on entend des pas,
quelqu'un s'amène.

Pas dans les escaliers.

La porte s'ouvre. Sophie entre. Elle est très jeune.

SOPHIE

Aussi inquiète que les autres, elle est rassurée de voir qu'elle n'arrive pas trop tard

Salut tout le monde.

RACHEL

Putain,

Sophie,

c'est toi …

SOPHIE

J'ai pas pu arriver avant.

RACHEL

T'as rien raté.

LORRAINE

Fausse alerte.

ARIELLE Toujours agitée

C'est une torture.

ZOELIE

Mieux vaut une fausse alerte que des mauvaises

nouvelles.

SOPHIE

4Quoi de neuf ?

Pour toute réponse, haussements d'épaules, mines fermées, etc

MIREILLE Rompant le silence

Calme plat.

SOPHIE

Blanche n'est pas encore sortie ?

RACHEL

Pas sûre qu'elle sorte un jour.

ODETTE

Elle est toujours enfermée à côté,

avec les patrons.

LORRAINE

Une contre dix.

SOPHIE

Dix?

SABINE

Je les ai comptés,

avant qu'ils entrent.

Dix,

tout rond.

Dix costards-cravates.

5

MIREILLE

► OUVRIÈRES CONTRE PATRONS Un escadron.

RACHEL

Un peloton d'exécution,

oui.

ODETTE

Quatre propriétaires,

trois nouveaux patrons et trois partenaires étrangers.

.Lorraine : "Les partenaires étrangers ! J'ai déjà perdu un boulot à cause des partenaires étrangers... à Marseille,",

LORRAINE

Les partenaires étrangers !

J'ai déjà perdu un boulot à cause des partenaires étrangers …

à Marseille,

on m'a licenciée.

Restructuration.

Plan de redressement.

On réoriente et on délocalise.

Ils voulaient nous expédier à Singapour.

Les partenaires étrangers,

j'te jure !

SABINE

Trois sur dix,

Lorraine,

y sont pas en majorité.

LORRAINE

M'en fous.

Un blanc

MIREILLE Rompant le silence

6Qu'ils crèvent.

Tous autant qu'ils sont.

.Rachel : "J'y pense, il y avait un coup génial à faire",

RACHEL

J'y pense,

il y avait un coup génial à faire :

ils sont tous les dix là-dedans,

Blanche trouve un prétexte pour sortir,

referme la porte à double tour derrière elle …

là-dessus on envoie le gaz,

on ouvre le robinet …

et les jeux sont faits.

SABINE

Fin des emmerdes.

MIREILLE

L'usine est à nous.

RACHEL

Patronnes ouvrières.

SABINE

Picard & Roche sauvée par sa main-d'œuvre.

LORRAINE

Aut’chose qu'un comité d'usine !

SABINE

La salle des commandes,

oui.

AGNÈS

7Arrêtez de déconner.

SOPHIE

Ils ont pas décroché,

même pas une seconde ?

MIREILLE

On n'en a pas vu sortir un seul.

Tous fourrés là- dedans.

SABINE

Dix contre une.

ARIELLE

Ça va pas l'faire …

AGNES

Ils vont toutes nous virer,

je vous dis.

ARIELLE

Ça va pas l'faire …

RACHEL

Arrête,

c'est bon.

AGNÈS

Ça va pas l'faire …

ARIELLE

Je l'sens,

ça va mal finir.

RACHEL

Quelqu'un peut les faire taire ces deux-là?

SOPHIE

8Je pensais pas que ce serait si long.

MAHTAB

Personne le pensait.

SOPHIE

Qu'est-ce qu'ils peuvent bien lui dire ?

ARIELLE

Ils ferment l'usine.

Basta.

Voilà ce qu'ils lui disent.

SOPHIE

J'crois pas.

ARIELLE

Moi si.

Ils vont fermer.

.Rachel : "Mais ça va pas la tête ?",

RACHEL

Mais ça va pas la tête ?

Vous êtes de drôles de zèbres au département cardage,

putain,

faut toujours qu'une des filles du filage vous remette les yeux en face des trous.

Si tout ce qu'ils veulent c'est fermer,

tu crois qu'ils l'auraient gardée trois heures?

Ils lui auraient dit

<< retourne là-bas,
dis-leur que lundi c'est fini »

ça leur aurait pris trois secondes,

pas trois heures.

SABINE

C'est vrai.

MIREILLE

Elle a raison.

.Rachel : "Ils ont un plan :",

RACHEL

Ils ont un plan :

ils vont nous sortir une proposition.

Ils vont nous en sortir une.

Je le jure.

Je vous jure qu'ils vont nous en sortir une.

.0

(p.16 à 28)

ARIELLE
Je suis prête à tout accepter plutôt que de me faire renvoyer chez moi.

MIREILLE
Parle pour toi.

ARIELLE

Pas toi?

RACHEL
Non madame, ça risque pas.

ARIELLE
Je te crois pas.

ODETTE
Je te rappelle, Arielle, que c'est ici que ça se décide.

ARIELLE
Décider quoi?

MAHTAB
Comme si on pouvait décider.

AGNES
Décider, bien sûr.

Du comment.

Comment on se fait virer. (16)

RACHEL

Attends,

on est le comité d'usine,

elles nous ont élues,

c'est nous qui décidons,

on décide pour les deux cents autres,

oui ou merde?

LORRAINE
Elle a raison.

MIREILLE
Quais.

AGNES
Si on décide tout,
pourquoi c'est pas nous qui sommes à côté avec les costards-cravates?

Ça me rend malade d'attendre ici,
ça rime à rien.

ODETTE
Blanche est seulement porte-parole.

ZOELIE
C'est l'règlement :
on décide et y en a qu'une qui leur communique notre décision.

Les costards-cravates renvoient la balle,
elle écoute et revient nous dire.

ARIELLE
Elle a beau être que porte-parole,

ça fait trois heures qu'elle est fourrée là-dedans.

MIREILLE
Avec dix mecs...
Comment ne pas penser à mâle....

AGNES
Ah bon ?

Et tu penses à quoi toi ?

On est suspendues à un fil, ils sont enfermés là-dedans depuis trois heures et tu trouves ça cool ?

MIREILLE
C'était un jeu de mots,
ma pauvre chérie.

Vous les employées les jeux de mots,
ça rentre pas...

c'est plus fort que vous.

AGNES
Essaie de dire moins d'conneries pour voir...

MIREILLE
Voir quoi ?
T'es une employée et moi une ouvrière,
c'est tout vu. (17)

SOPHIE
C'est bon là, Mireille?

MIREILLE
Vous n'êtes que deux employées ici,
ma chérie.

RACHEL

Minorité!

LORRAINE
Employées et ouvrières pas la même tête.

MIREILLE
Non,
pas la même.

RACHEL
Tu peux parler:
dans la nôtre ça gamberge.

Vous avez des chiffres plein le crâne,
nous on a de la technique.

Des mains.

Et des métiers à tisser.

Ça grouille là-dedans.

J'te promets.

AGNES
Ça grouille!

MIREILLE

Ça grouille.

AGNES
Tu parles des poux dans tes cheveux,
c'est ça.

ODETTE
Du calme,
les filles,
s'il vous plaît.

LORRAINE
Ya de l'orage dans l'air.

MIREILLE
Après,
bien sûr,
si « la porte-parole» campe là- dedans pendant trois heures...
ça peur donner de drôles d'idées.

Sur elle,
j'veux dire.

ODETTE
Qu'est-ce que tu veux dire,
Mireille ?

MIREILLE
Rien,
je m'comprends.

Laisse tomber..

ODETTE
Accouche. (18)

MIREILLE

• Mains,
• technique,
• métiers à tisser.
ODETTE
Je suis ouvrière comme toi.

MIREILLE
J'attends de voir le résultat.

SABINE

Parle.

MIREILLE
Je veux dire,
j'aime pas cette histoire de porte-parole.

Si elle reste trois heures avec les costards-cravates,
peut-être bien que....

LORRAINE
Peut-être bien que quoi?

MAHTAB
Ben,
peut-être qu'elle obtient des choses pour elle,
aussi.

ODETTE
Pour elle !

MAHTAB
Pour elle.

ODETTE
Pas Blanche,
pas elle.

RACHEL
Ah non?

ODETTE

Non

MIREILLE
On t'écoute.

ODETTE
On se connaît depuis trente ans,
on est entrées ici ensemble.

Y avait pas d'néons dans cette pièce-ci,
on faisait nos réunions au réfectoire... (19)

RACHEL
... les femmes allaient en carrosse et les hommes à cheval,
c'est ça !

SABINE
Quelle vipère c'te Rachel...

RACHEL
Si j'étais une vipère je serais pas parquée ici depuis trois heures...

si j'étais une vipère je serais porte-parole et je serais à côté pour mieux utiliser mon temps.

ZOELIE
Blanche c'est nous qui l'avons choisie.

LORRAINE

On a voté.

SABINE
Juste parce qu'elle était l'aînée.

ODETTE
C'est quoi là maintenant ?

Vous n'en voulez plus de Blanche ?

ZOELIE
Moi j'ai pas voté pour elle.

MIREILLE
Moi non plus.

ODETTE
Vous m'écœurez.

AGNES
En tout cas elle revient pas.

ARIELLE
Quelqu'un a de quoi fumer?
Une cigarette ou je craque.

ODETTE
J'ai qu'un paquet.

ARIELLE
Qu'un paquet? (20)

ODETTE
Je tiendrai pas jusqu'à ce soir.

SOPHIE
T'as plus de cigarettes sur toi que Rachel de tatouages,

ODETTE
Si on nous vire toutes et que j'perds mon boulot,
j'aurai pas assez de trois paquets.

ARIELLE
Qui est-ce qui fume?

LORRAINE
Demande à Mahtab.

RACHEL
Ah bon ?

Elle fume, Mahtab ?

J'pensais que c'était interdit par le Coran.

SOPHIE
Toutes les femmes arabes que j'connais fument.

LORRAINE
Elle est pas arabe Mahtab.

RACHEL
Non?

MAHTAB
Téhéran.

RACHEL
C'est pas pareil ?

MAHTAB
Je crois pas,
non.

ZOÉLIE
Et de toute façon c'est pas écrit.

SABINE
Quoi ?

ZOÉLIE
C'est pas écrit dans l'Coran qu'on peut pas fumer.

MIREILLE
Qu'est-ce que t'en sais ?

Tu n'es pas turque, toi ? (21)

RACHEL
Le Coran turc c'est le même que celui de Téhéran?

MAHTAB
Identique.

RACHEL
Pour faire des économies.

LORRAINE
Des partenaires étrangers,
là aussi

AGNES
Taisez-vous,
j'crois que j'entends...
des pas dans le couloir...

RACHEL
Y a personne...

ce sont les rats.

ARIELLE
Y a pas d'rats à l'usine.

MIREILLE
Bien sûr qu'y en a :

Picard & Roche en est pleine

SABINE
C'est eux les partenaires étrangers.

RACHEL
Tu veux dires les rat-cheteurs étrangers

SABINE
En costard-cravate!

J'en ai vu deux ou trois avant-hier,
ils clopaient dans un coin en lisant le Coran.

Elles rient

ARIELLE

Et ça vous fait rigoler ?

SABINE

Tu dis ?

ARIELLE

Rien, rien.

En ce moment ...
je serais incapable de m'fendre la gueule. (22)

RACHEL
On se fend pas la gueule :

on attend et en attendant on s'parle.

SABINE
A moins que ce soit interdit par le Coran des ouvrières ?

RACHEL

Et toc.

MIREILLE
T'as entendu ça,
Odette?

Elle a pas sa langue dans sa poche ta fille...

ODETTE
C'est pas ma fille pour rien.

SOPHIE
Si on m'avait demandé de me faire élire dans le même comité d'usine que ma mère,
je me serais bidonnée.

MIREILLE
Bravo.

Pour une fois j'suis de l'avis d'une employée.

LORRAINE
Moi j'aurais refusé d'bosser dans l'usine où bosse ma mère.

AGNES
J'parie que ta mère aurait fait pareil avec toi.

LORRAINE
Tu peux parler,
tu t'es barrée de chez toi pour plus voir la tienne.

AGNÈS
Ç'aurait été trop beau.

MIREILLE
C'est sa mère qui l'a envoyée ici pour plus la voir.

AGNES
Ça doit être ça. (23)

LORRAINE
Ma vieille avait un magasin de boutons et moi je tripote des métiers à tisser.

Elle s'appelait Suzanne,
elle avait fait peindre une grosse enseigne,
plus grosse qu'elle...
et c'est pas peu dire.

Y avait écrit dessus "Boutons Suzanne".

Si au lieu de vendre des boutons elle était entrée à l'usine,
jamais j'aurais été ouvrière.

SABINE
Tu aurais vendu des boutons.

Et ta fille serait ouvrière.

ZOELIE
Ma mère restait à la maison toute la journée.

Quand je revenais de l'école,
elle me regardait comme si je revenais de vacances:

« Toi on peut dire que t'as une belle vie »...

MAHTAB
Ben la mienne n'a jamais voulu que j'y aille.

Elle était du genre couillu,
pire que mon père.

SABINE
C'est pas le cas d'Odette,
je parie...

MIREILLE
Dis-nous la vérité,
Odette,
tu t'es fait élire au comité avec ta fille juste pour pas qu'elle te marche sur les pieds!

ODETTE
Ça se pourrait,
va savoir...?

SABINE
C'est ça.

C'est sûr.

MIREILLE
Et toi,
Sabine?

Tu t'es fait élire pour la tenir à l'œil ?

RACHEL
Jamais laisser une mère sans surveillance. (24)

SABINE
Sincèrement ?

MIREILLE

Sincèrement

ODETTE
Je m'attends au pire.

SABINE
J'espérais qu'on ne voterait pas pour elle.

ODETTE
En voilà une bonne fille .

SABINE
Je pensais pas que deux cents ouvrières

- deux cents c'est par rien ! -
pouvaient être connes au point d'élire une mère et sa fille.

Je me disais elles n'en choisiront qu'une.

RACHEL
C'est plus qu'il n'en faut.

SOPHIE
Les femmes trouvent toujours le moyen de se faire du mal.

RACHEL
Les femmes,
peut-être?

Mais des gamines comme toi,
Sophie...

LORRAINE
Elle a été élue au comité par erreur,
faut croire qu'on a confondu les élections du comité d'usine avec celles des délégués de classe.

MIREILLE
Tu veux dire de classe de maternelle ?

ODETTE
Tu as quel âge,
mon petit chou?
Dix ans ?

LORRAINE
Elle en a sept et demi,
je parie.

MIREILLE
Dans son casier j'ai compté trois poupées. (25)

LORRAINE
Et ce beau gars qui vient la chercher,
hein?

RACHEL
Toutes les petites filles ont leur jouet.

ODETTE
Son copain est un motard!

MIREILLE
Il a dû se gourer.

RACHEL
Faire fausse route.
Il faut que quelqu'un le ramène sur le droit chemin.

SABINE
Faut une lettre anonyme.

MIREILLE
Une lettre, bien sûr !

Écrivons-la!

Du papier et un stylo!

En avant!

Qui en a ?

C'est à ça que ça sert un comité d'usine!

RACHEL
On a juré oui ou non « d'œuvrer dans l'intérêt des ouvrières»?

MIREILLE

Des ouvrières :
pas des employées !

ODETTE
Je parie que tu n'as pas plus de vingt ans,
Sophie.

Je me trompe?

SOPHIE
J'vous l'dis si tu me dis ton âge,
Rachel.

RACHEL
Un an de moins que celui qui me le demande.

ODETTE

Toujours.

RACHEL
Bien sûr.

SABINE
Rachel a trente-cinq ans. (26)

RACHEL
Ça m'étonne de toi Odette:
t'as pas appris à ta fille qu'on dit pas l'âge d'une femme ?

ODETTE
Tu n'as rien à voir avec les femmes,
Rachel.

T'es qu'une bêtasse.

MIREILLE
Rachel a trente-cinq ans,
je confirme

RACHEL
Qu'est-ce que t'en sais?

MIREILLE
J'ai vu ça sur ta feuille de service.

RACHEL
Je suis une bêtasse de trente-cinq ans.

LORRAINE
Pourquoi tu voulais savoir ça, Sophie?

SOPHIE
Pour savoir à quel âge on devient des bêtasses.

RACHEL
Bingo.

MIREILLE
Tu l'as cherché.

AGNES
L'employée l'emporte sur l'ouvrière.

RACHEL
A charge de revanche.

SOPHIE
En tout cas moi j'ai dix-neuf ans.

LORRAINE

Jure-le.

ZOELIE
Dix-neuf!

ARIELLE
Mon Dieu. (27)

ODETTE
Dix-neuf ans et tu as posé ta candidature.

SOPHIE
Dix-neuf ans et on a voté pour moi.

ODETTE
M'étonne pas que l'usine aille à vau-l'eau.

ARIELLE
Des ouvrières pilotées par des gamines à nattes.

RACHEL
Pire:
par des employées à nattes.

ODETTE
Un cauchemar.

28 - Retour de Blanche, mal à l'aise

ARIELLE

Comme si la réalité suffisait pas …

pas un signe de Blanche.

C'est ça,

le cauchemar.

MIREILLE

Mon pire cauchemar c'est d'être enfermée dans une usine tapissée de portraits de ma mère.

Ma mère gamine.

C'est tout dire. (28)

Elles rient.

1La porte s'ouvre. Blanche entre. Cveux blancs, grosses lunettes épaisses. Silence. Elles la fixent. Son expression est insondable, fatiguée, confuse.

ARIELLE

Alors … ?

Silence Elles regardent toutes Blanche. Elle ne dit rien, elle regarde par terre. Elle referme la porte, elle traverse la pièce. Elle passe au milieu des autres, s'assied. Elles l'entourent. L'atmosphère est tendue, le silence presque irréel.

.Toutes - l'idée fixe de Blanche : il est quelle heure, il faut voter avant 8 h

BLANCHE

Il est quelle heure ?

LORRAINE

Blanche …

BLANCHE

Il est quelle heure?

ODETTE

Six heures trente-huit.

BLANCHE

Bien.

Six heures trente-huit.

On a à peine plus d'une heure.

AGNÈS

T'as rien à nous dire ?

BLANCHE

L'échéance est à huit heures.

Huit heures pile.

SABINE

L'échéance?

BLANCHE

Il faut qu'on vote et que je leur dise le résultat

avant huit heures.

.Toutes - la pluie de questions des filles : voter quoi ? Ils vont fermer l'usine ?

MIREILLE

Voter quoi?

2

ARIELLE

Ils vont fermer l'usine?

RACHEL

Qu'est-ce qu'ils t'ont dit à côté ?

BLANCHE

J'vous préviens,

pour les votes concernant l'ave- nir de l'usine le règlement n'admet aucune absten-

tion.

MIREILLE

Arielle t'a posé une question.

29

SABINE

Tu nous as tirées d'affaire ou pas?

BLANCHE

Chacune devra voter individuellement et vu qu'on est onze,

on aura un résultat à coup sûr.

RACHEL

Tu vas répondre,

oui ou merde!

BLANCHE

Oui,

Rachel.

Bien sûr que je vais répondre.

Silence.

BLANCHE

Si tout ce que vous voulez savoir c'est si on nous licencie …

si la question - la seule - est de savoir si l'usine ferme,

la réponse est non :

l'usine ferme pas.

C'est bon?

Elle ne ferme pas.

ZOÉLIE

Non?

3

.Toutes - le soulagement des filles : moi, ça me suffit..

ARIELLE

Moi ça me suffit,

j'vous jure.

AGNES

Ouf!

On est ok.

BLANCHE >Elle fixe Agnès, lentement, avec un sourire amer : L'usine ferme pas, Agnès. Peut-être que ça te suffit, >Elle martèle : mais pas à moi. RACHEL Y a aut'chose. BLANCHE >À Rachel : Il y a autre chose, Rachel, >À toutes: oui, il y a autre chose. >Elle s’arrête, et mesure du regard la difficulté qu’elle va avoir à les convaincre RACHEL Allez vas-y, quoi. MIREILLE Qu'est-ce que t'attends? Parle. BLANCHE >Elle prend sa respiration, cale sa voix, contrôle sa posture, veut démarrer, mais- trop tendue - bloque. Elle se relâche tout d’un coup, et, les parcourant du regard : Quelqu'un a une cigarette? >Stupeur générale. Vite, comme pour s’excuser : J'ai un tam-tam dans le crâne, (30) putain, ça me vrille la tête … >A parte à elle-même, yeux baissés, voix sourde Bon on se calme. >Elle se redresse et les regarde : On s'assied ? >Toutes restent figées. Vous vous asseyez ? Vous voulez rester debout? C'est bon, mettez-vous comme vous voulez, je m'lève. >Elle se lève, veut démarrer, mais, oppressée, bloque. Échappatoire brusque : On peut ouvrir une fenêtre? >Trouve une raison extérieure à elle pour justifier , On manque d'air. >Elle respire et démarre : Donc. >… mais bloque On a peu de temps. (Elle s'adresse à elle-même comme si elle se dédoublait, elle le fera à plusieurs reprises. ) >Yeux baissés, vite, voix sourde, elle se fouette ! Courage Blanche, dans l'ordre … >Elle se redresse, veut démarrer, mais, bloque à nouveau. Échappatoire brusque, voix forte : Elle vient, la clope?

MIREILLE

Tiens.

ARIELLE

Alors?

ODETTE

Tu t'sens bien,

Blanche ?

.Blanche : "Non, Odette, je ne me sens pas bien du tout,",

BLANCHE

Non,

Odette,

je me sens pas bien du tout,

mais je peux pas me dire ça,

y a des choses plus importantes que le fait que j'aille mal.

5

Et ça date pas d'aujourd'hui.

Je rigole …

ça m'fait rigoler …

ça fait une éternité que j'avais mal et que j'peux pas me I'dire …

y a toujours quelque chose de plus impor- ant qui m'tombe dessus.

Ça va,

c'est bon:

repartir a zéro,

faire table rase.

Toujours.

Faire table rase.

C'est bon Blanche ?

C'est bon.

Elle est dégueulasse cette clope,

qui c'est qui fume ça ?

Bon.

Je résume les faits et …

On y va.

L'usine ne ferme pas.

Je vous l'ai dit:

si c'est la nouvelle que vous voulez,

je vous l'ai donnée.

Ça a l'air clair,

n'est-ce pas ?

Mais …

J'ai une de ces soupes dans l'crâne,

j'essaie de mettre de l'ordre,

de ranger,

j'y arrive pas,

j'ai une boule de billard qui roule là-dedans,

là,

et ça tape,

ça tape,

ça tape,

partout.

Voilà,

j'dirais que …

.

on va dire que …

31

.Toutes - l'inquiétude qui reprend : ils ont mis des conditions

MIREILLE

Ils ont mis des conditions ?

RACHEL

Qu'est-ce que je vous disais ?

Y a des conditions,

bien sûr.

BLANCHE

En vérité,

pas tout à fait,

Rachel.

Y a qu'une condition.

ODETTE

Une seule.

6

BLANCHE

Une seule.

LORRAINE

Qu'on doit voter.

BLANCHE

Qu'on doit voter.

ARIELLE

C'est quoi ?

.Toutes - Seconde pluie de questions : qu'est-ce qu'ils veulent ?

MAHTAB

Qu'est-ce qu'ils veulent ?

SABINE

Ils changent les contrats.

ARIELLE

Ils en licencient une partie ?

ZOELIE

Combien ?

RACHEL

Ils réduisent les tours de roulements,

pas vrai?

ODETTE

C'est ça?

Ils vont le faire ?

BLANCHE

Non,

ils ne touchent pas aux tours.

Et aucune des deux cents - ni ouvrières ni employées - perdra son job. (32)

ARIELLE

Et c'est pas bien ?

7

.Toutes - nouveau soulagement : c'est une bonne nouvelle.

ZOELIE

C'est une bonne nouvelle.

LORRAINE

C'est une grande nouvelle.

SABINE

Ça soulage.

SOPHIE

Qu'est-ce que je vous disais ?

ODETTE

Et tu nous dis ça comme ça,

Blanche ?

T'es pas contente?

BLANCHE

Bien sûr que si.

ODETTE

Mais?

.Blanche : "Mais... J'suis restée là-dedans presque 4 heures, 4 heures pour rien,... Parce que le seul truc qui compte s'est passé y a dix minutes.",

.Toutes - Mais …je suis restée là-dedans . attitudes des filles à l'écoute de Blanche.

BLANCHEMais …

je suis restée là-dedans presque quatre heures,

quatre heures pour rien.

LORRAINE

Pour rien tu dis?

8

SOPHIE

Pourquoi ?

BLANCHE

Parce que le seul truc qui compte s'est passé y a dix minutes.

Je sortais.

J'allais revenir,

j'allais vous dire qu'on était tirées d'affaire :

« L'usine ne ferme pas »

J'étais contente,

Odette,

tu comprends ça ?

J'étais folle de joie à l'idée de revenir ici,

de vous dire que c'était gagné.

Vous m'avez attendue des heures,

j'ai été assise à leur table des heures,

comme s'ils allaient supprimer trois roulements sur cinq ou s'ils allaient licencier une centaine d'entre nous ou nous demander d'accepter six pages de conditions pour ne pas fermer l'usine.

En fait …

ZOELIE

En fait t'es restée enfermée quatre heures pour te choper une seule condition.

.Blanche : "Ouais, Zoélie, c'est ça. Quatre heures pour une condition.",

BLANCHE

Quais,

Zoélie:

c'est ça.

Quatre heures pour une seule condition.

Toute simple.

Et le pire c'est qu'on me l'a dite avec un grand sourire.

Ou plutôt,

on me l'a foutue en main avec un grand sourire …

à la dernière minute,

avant de sortir,

à la toute dernière seconde.

Je vous dis …

ça s'est passé y a dix minutes,

après quatre heures - je dis bien quatre heures - à parler de quoi?

De rien.

Pendant toutes ces heures pas un coup de gueule,

pas un poing sur la table,

pas un ton moins doux qu'une caresse,

rien,

vous comprenez ça ?

Des sourires,

des sourires.

Je me disais :

je vis quoi,

là?

C'est quoi cette mélasse sur ma peau,

partout,

ce truc qui glisse sur mon cou,

qui colle mes doigts?

C'est quoi cette douceur,
fausse,

hypocrite
- ce masque qui colle à ma gueule,

ma gueule -
pas la leur,

la mienne !

c'est quoi ce masque mielleux qui passe de leur tronche à la mienne comme si de rien n'était?

De toutes ces heures je me souviens que des sourires,

des sourires et des mots,

des mots justes,

très justes,

des discours bien faits,

parfaits,

disant à quel point ils tiennent à la marque,

à quel point ils tiennent au personnel,

à nous,

au nom et à l'histoire - oui,

bien sûr,

et comment,

à l'histoire !

- de Picard Roche.

Je me disais :

« Qu'est-ce qu'ils disent?
Qu'est-ce qu'ils veulent ?:»

Et à la fin,

voilà,

comme si de rien n'était :

la lettre.

MIREILLE

La lettre?

Y a une lettre ?

(34).Blanche : "Elle est adressée à chacune de vous, du comité d'usine.",

BLANCHE

Elle est adressée à chacune de vous,

du comité d'usine.

En tant que porte-parole ils m'ont demandé d'en remettre une à chacune,

voilà :

passez-les aux autres.

Tout le monde l'a?

L'ouvrez pas,

s'il vous plaît,

patientez un instant,

je vous le demande.

Écoutez-moi.

Si vous lisez sans m'écouter,

ce sera plus compliqué …

RACHEL

Quelle connerie …

MIREILLE

Allez,

on lit,

c'est bon.

RACHEL

Toujours ton charabia,

y en a marre.

BLANCHE

Je peux me tromper,

mais si vous lisez tout de suite,

je crois que vous voudrez voter tout de suite,

sans

réfléchir.

LORRAINE

Réfléchir !

.Blanche : "Oui, Lorraine : réfléchir."

BLANCHE

Oui,

Lorraine:

réfléchir.

J'veux qu'on réfléchisse,

sans précipitation:

on représente toute l'usine,

ne l'oubliez jamais.

Sur ce bout de papier y a écrit un truc sur lequel on devra voter,

à onze.

Mais Spas rien que pour nous:

pour toutes les autres.

J'sais ce qui est écrit,

ils me l'ont expliqué quand j'étais debout sur le pas de la porte.

Tant que j'étais assise,

rien,

pas un mot,

y avait qu'à sourire et écouter les beaux discours.

Mais dans cette lettre y a la demande - j'appelle ça le chantage - de ceux qui nous ont achetées.

Achetées,

Arielle,

pas la peine de secouer la tête:

je l'pense,

c'est de ça qu'il s'agit,

pas la peine de faire semblant de pas savoir.

On a été vendues.

Picard & Roche n'existe plus.

L'usine ne ferme pas,

je vous l'ai dit.

Vous me l'avez demandé et je vous ai répondu :

elle ferme pas.

Seulement voilà c'est une drôle de réponse …

parce que la vérité c'est que tout est fini,

y a plus rien.

Fini.

Basta.

Nos propriétaires jusque-là seront en minorité demain.

Ce sont plus eux qui décident.

Et cette lettre c'est le coup d'envoi.

On change de propriétaire :

c'est un changement de gestion,

rien ne change,

mais tout change.

Avant que vous lisiez - en tant que porte-parole - je veux juste vous dire ça :

lisez pas seulement ce qui est écrit,

lisez aussi ce qui n'est pas écrit,

s'il vous plaît.

Je vous préviens,

la lettre est écrite à chacune avec exacte- ment le même ton qu'ils ont eu avec moi,

pareil:

chaque lettre commence par

<< Chère Mireille »,
:<< Chère Sabine »
:« Chère Rachel »

Voilà c'est tout.

On a peu de temps.

On est là pour voter.

Lisez.

38-89

Elles ouvrent toutes leur lettre.

Chacune lit,

dans un endroit différent de la pièce.

Long silence.

RACHEL

Ils t'ont donné que cette lettre pour nous.

BLANCHE

Que cette lettre.

MAHTAB

Rien d'autre ?

BLANCHE

Rien d'autre.

AGNES

Alors c'est ça,

la condition pour pas fermer ?

BLANCHE

Tu as bien lu.

MIREILLE

On dirait même pas une condition. (36)

ODETTE

C'est une demande.

LORRAINE

Ils nous demandent de faire un pas vers eux.

ARIELLE

Nous vers eux.

BLANCHE

C'est ce qu'ils demandent,

oui.

RACHEL

Comment ça s'explique.

SABINE

Ça s'explique pas.

RACHEL

J'aime pas ça.

ARIELLE

J'ai envie de rire,

pardon.

Je sais pas si c'est rire

ou chialer.

.Lorraine : "Avant Picard & Roche, je travaillais dans une autre usine, à Marseille,".

LORRAINE

Avant Picard & Roche,

je travaillais dans une autre usine,

à Marseille,

la firme Leclercq.

Je vous l'ai dit tout à l'heure.

Elle a changé de mains elle aussi.

On nous a proposé un plan pour pas qu'elle ferme.

Transfert.

On a raboté tous les salaires de dix pour cent et on a foutu dehors les dernières recrues.

J'en étais.

On nous a écrit une lettre,

je l'ai reçue,

je me souviens encore du logo sur papier à en-tête… .

les deux L bleu ciel,

le gribouillis de la signature,

tout ça est resté gravé là,

va savoir jusqu'à quand.

Et là… ce coup-ci,

je reçois cette lettre.

ZOÉLIE

Je sais pas quoi dire.

AGNÈS

Ils s'attendent à quoi ?

BLANCHE

À c'qu'on vote.

Oui ou non.

Ça a beau être une (37)

« demande »

comme vous dites,

ils veulent qu'on vote :

l'usine accepte ou refuse.

ARIELLE

C'est impossible de voter non.

BLANCHE

Tu crois ça,

Arielle ?

ARIELLE

Pourquoi ?

Tu es contre ?

BLANCHE

J'sais pas.

ARIELLE

Elle sait pas !

AGNÈS

C'est bizarre,

Blanche,

en effet.

En lisant ça,

tu pourrais refuser?

BLANCHE

Peut-être,

oui.

ARIELLE

J'peux pas l'croire.

BLANCHE

D'ailleurs je vous l'dis :

je vote non.

ODETTE

Qu'est-ce qui t'prend?

AGNÈS

Je comprends pas.

ARIELLE

Quand j'vous dis que le monde y tourne pas rond,

putain!

On vote tout de suite,

les filles,

s'il vous plaît.

MAHTAB

Oui,

on vote tout de suite.

AGNÈS

Ça vaut peut-être mieux. (38)

ARIELLE

On vote tout de suite,

avant que les costards-cravates changent d'avis.

BLANCHE

Qu'est-ce que j'vous disais ?

Dès que vous liriez ce bout de papier vous vous grouilleriez de voter.

Voter,

bien sûr,

sans réfléchir,

sans faire marcher votre cervelle,

sans…

.Arielle : "Arrête ton char, Blanche !", "C'est simple, Mireille. Très simple. Toi, Blanche,".

ARIELLE

Arrête ton char,

Blanche!

Ça va,

on va dire que tu es crevée,

à bout,

les heures passées là-dedans t'ont lessivée.

Ça se voit à ta tête.

On dit que tu es à l'ouest,

d'accord?

J'te comprends et j'excuse le ton que tu prends.

Mais pour ce qui est de te suivre,

tu oublies,

parce que cette proposition est à notre avantage…

BLANCHE

Tu en es sûre,

Arielle ?

ZOÉLIE

Pourquoi?

Tu en doutes?

BLANCHE

Oui.

Honnêtement,

oui.

ZOÉLIE

Y a une lettre écrite,

qu'est-ce que tu veux de

plus ?

ODETTE

La lettre,

justement.

Je voudrais être sûre,

Blanche:

je te fais confiance quand tu doutes,

mais je te comprends pas.

J'ai bien lu ce qui est écrit ?

Ces messieurs garderaient tous les contrats.

BLANCHE

C'est ça.

ODETTE

Ils toucheraient pas aux salaires. (39)

BLANCHE

C'est ça.

ODETTE

À la seule condition qu'on renonce à…

BLANCHE

à sept minutes de pause chaque jour,

tu as bien lu.

MIREILLE

C'est ça qu'ils demandent.

SABINE

Que ça.

ODETTE

Sept minutes de travail en plus.

AGNÈS

Sept minutes.

MAHTAB

La pause entre les tours ne durerait plus quinze,

mais huit minutes.

ZOÉLIE

Rien d'autre ne changerait.

BLANCHE

Rien.

ARIELLE

Tout resterait comme maintenant.

MAHTAB

C'est écrit.

ZOÉLIE

Ils s'y engagent.

BLANCHE

Ils s'y engagent.

ARIELLE

Noir sur blanc.

BLANCHE

Noir sur blanc.(40)

.Agnès : "Alors que les autres usines ferment, alors que les employées -je dis bien, celles comme moi- ".

.1

AGNÈS

Alors que les autres usines ferment,

alors que les employées je dis bien,

celles comme moi n'arrêtent pas de chercher du travail en lisant les petites annonces,

nous,

on reste chacune à son poste,

on garde notre place.

Putain,

j'ai deux copines qu'est-ce que je dis des copines ?

Ce sont pas des copines,

je sais à peine comment elles s'appellent on échange un mot par-ci,

par-là,

dans l'tram,

pas plus,

des filles très chouettes,

une d'elles vient des pays de l'Est.

« Où vous descendez?»

« Chez Dumont »

« Comment ça se passe chez Dumont ?»

« On ne se plaint pas la marque est stable ».

Eh ben y en a une qui s'est fait jeter en février,

l'autre en mai.

Maintenant,

chaque fois que je monte dans l'tram,

je me dis:

on était trois,

je suis restée seule,

et peut-être que demain c'est mon tour.

Peut-être ?

Non,

pas peut-être.

Ce matin j'en étais sûre.

Faut pas grand-chose pour disparaître.

Ça va très vite :

la veille encore dans l'même tram,

puis du jour au lendemain,

fini.

Finalement…

ARIELLE

Finalement tu restes sur les rails.

RACHEL

Au propre comme au figuré.

SOPHIE

Juste avec sept minutes de pause en moins.

MAHTAB

(lisant)

« Nous vous proposons de renoncer à moins de la moitié de la pause convenue dans votre contrat,
donc à seulement sept minutes,
vous récompenseriez ainsi l'effort consenti par la direction de faire un pas vers vous dans cette délicate conjoncture. »

BLANCHE

Vous récompenseriez l'effort. (41)

ARIELLE

Sept minutes.

MIREILLE

Rien que ça.

AGNÈS

Ça m'paraît plutôt clair.

BLANCHE

C'est clair.

AGNÈS

Heureusement.

BLANCHE

Heureusement!

Vraiment vous vous rendez pas compte?

Y en a pas une -,

c'est pas vrai,

je suis quand même pas la seule !

y en a pas une qui trouve ça louche?

Un doute,

y vous vient pas le moindre doute?

SOPHIE

Non,

Blanche.

Parce que je veux pas en avoir :

sur un truc comme ça je peux pas me les permettre,

les doutes.

.Zoélie : "Les doutes, c'est un luxe, Blanche."

ZOÉLIE

Les doutes c'est un luxe,

Blanche.

Tu l'sais,

non?

Dans mon pays on raconte une histoire,

je l'ai jamais oubliée.

Dans le genre de celles qu'on trouve dans les livres illustrés pour les gosses.

Un garçon regarde le ciel,
assis à côté d'un autre garçon.
Il lui dit
« regarde comme il est bleu ».
Et l'autre
« j'ai un doute,
et si ce que nous regardons n'était pas le ciel,
mais la mer à l'envers qui va nous tomber dessus ?».
L'autre le regarde et lui dit
« pourquoi tu vis toujours avec des doutes?
Profite du ciel bleu sans te poser de questions ».

Et tu sais,

Blanche,

ce que lui répond l'autre garçon ?

« Je voudrais bien vivre sans mes doutes,
bien sûr,
mais quand il commencera à pleuvoir je me rappellerai que j'avais (42)
peut-être raison de douter,
parce que la mer nous tombera bel et bien sur la tête » … .

Les doutes c'est une maladie,

Blanche:

si tu commences à en avoir à chaque fois qu'il pleut tu seras comme ce garçon.

ARIELLE

Bravo Zoélie.

.2 .Sophie : "J'vais vous dire comment ça s'est passé, j'vais essayer, j'ai ma petite idée.",

SOPHIE

J'vais vous dire comment ça s'est passé,

j'vais essayer,

j'ai ma petite idée.

Après tout je suis une employée,

n'est-ce pas ?

Je vois les comptes,

je lis les chiffres,

ok ?

Les entrées,

les sorties :

l'usine roule.

La production est haute,

de bonne qualité et les coûts sont bas.

La demande se maintient et le marché du textile reste stable.

Je répète,

ce sont les chiffres,

je les ai vus de mes yeux.

Parfait.

Le propriétaire vend des parts?

D'autres les achètent,

ça s'appelle le commerce,

Blanche,

pas l'enfer.

Ce sont des partenaires étrangers?

Bienvenue aux partenaires étrangers.

C'est de l'argent,

une part de mon salaire,

du moment qu'on me paye je me fiche d'où ça vient.

Vous me suivez ?

Bien.

Quand les nouveaux propriétaires sont entrés,

ils ont fait leurs calculs :

deux cents salariées,

des ouvrières et des employées.

Une bonne répartition.

La preuve c'est qu'ils achètent.

Parce que ça,

Blanche,

tu l'oublies ou tu veux vraiment pas l'voir :

si nous

« avons été vendues »

comme tu dis ça veut dire que quelqu'un a décidé de nous acheter.

Il me semble que ce n'est pas un grand malheur.

D'autant qu'on a été rachetés au prix fort,

d'accord?

Vous l'avez lu dans les journaux :

ils ne nous ont pas bradées,

on n'est pas une boîte foireuse avec des dettes sous le tapis,

ici pas de cadavres dans les placards et autres saloperies.

Voilà.

Affaire classée.

Quelqu'un a levé son verre pour porter un toast,

ça me choque pas,

et même,

ça m'va.

Les propriétaires ont dû dire: (43)

« Ce bateau navigue bien tel quel,

nous pourrions économiser certains coûts,

mais attendons.

Installons un climat d'entente,

créons le dialogue.

Faisons se rencontrer nos intérêts.»

Et voici la lettre.

ARIELLE

C'est ça.

AGNÈS

Ça a l'air correct.

ZOÉLIE C'est dans leur intérêt.

MAHTAB

Ça les arrange.

LORRAINE

Si c'est ça,

on vote et on n'en parle plus.

ODETTE

Blanche ?

BLANCHE

Quelqu'un a levé son verre pour porter un toast.

C'est ça que tu dis,

Sophie?

SOPHIE

Parce que je le pense.

BLANCHE

Et tu penses pas que si on accepte cette lettre,

ce quelqu'un lèvera à nouveau son verre ?

SOPHIE

Peut-être,

j'sais pas,

c'est probable.

Ce qui est sûr c'est que moi je lèverai mon verre…

Qu'est-ce qu'il ya?

J'te fais rire ?

BLANCHE

Non,

Sophie,

tu me fais pas rire.

Je souris parce que…

parce que j'y comprends rien.

C'est pas vous,

pas toi,

c'est moi.

A soixante ans,

j'ai toujours pas compris sur quel drôle de métier on m'a tissée.

En tout cas tout me va,

tout sauf cette sensation que j'ai au ventre,

celle qu'on s'fout de ma gueule… ça je l'accepte pas. (44)

SABINE

Et faut qu'on fasse quoi pour ta sensation au ventre ?

BLANCHE

Si je l'savais je serais pas restée trente ans devant un métier à tisser…

je serais dans une fac ou ailleurs.

Laissez-moi me remettre les idées en place…

j'en ai cinquante qui se télescopent…

Alors.

C'est un fait,

vous avez raison,

à vous entendre,

tout est clair.

Aussi clair que possible.

C'est justement c'qui m'va pas.

ARIELLE

C'est bon,

j'ai compris,

il m'en faut pas plus.

MIREILLE

Qu'est-ce que tu veux dire ?

ARIELLE

C'est simple,

Mireille.

Très simple.

Toi,

Blanche,

t'es de celles qui s'posent des questions à chaque virage,

pas vrai?

T'es d'la race de celles qui à chaque carrefour faut qu'elles sachent le nom de la rue,

tu te contentes pas d'marcher,

tu peux pas t'fier au putain de trottoir que t'as sous tes guiboles,

ni à la certitude que tu finiras bien par arriver quelque part.

Faut obligatoirement qu'y ait un précipice dix mètres plus loin,

c'est ça ?

Tu sais comment s'appelle ce petit jeu ?

Ça s'appelle s'faire du mal,

vivre comme des bêtes.

Et c'est pas mon truc.

.3

BLANCHE

Et c'est quoi ton truc,

Arielle ?

ARIELLE

Un salaire,

putain.

J'suis ici depuis neuf ans,

je veux pas le perdre.

BLANCHE

Tu veux pas le perdre.

ARIELLE

Jamais de la vie. (45)

BLANCHE

Je te suis.

ARIELLE

Tu me suis?

Sérieux ?

Alors vote oui et laisse tomber tes scrupules.

BLANCHE

Et si justement on perdait not'boulot en votant

oui ?

ARIELLE

T'es folle.

BLANCHE

Si on perdait not'boulot en leur montrant qu'on flanche,

l'air de rien,

à force de petits bouts?

Sept minutes à la fois…

AGNÈS

C'est quoi ces discours,

Blanche?

BLANCHE

Je vous demande un truc.

Admettons que Picard & Roche se porte bien,

comme a dit Sophie.

Pète la forme?

Pète la forme.

Ils vendent.

L'usine change de propriétaire.

Les nouveaux arrivent.

Les nouveaux savent

- savent parfaitement -

qu'on s'attend au pire.

Vous feriez quoi à leur place?

Vous rechercheriez pas votre avantage?

Vous essayeriez pas de gratter quelque chose ?

Vous tenteriez pas de presser le citron?

Pour que ça rapporte,

je dis bien,

uniquement pour que ça rapporte.

Je répète :

ils savent qu'on s'attend au pire.

Ils savent qu'on est prêtes à tout accepter.

Pourvu qu'on ait un boulot…

Putain,

comme je la supporte pas cette phrase qu'est-ce que ça veut dire ?

Qu'est-ce que ça signifie?

« pourvu qu'on ait un boulot » !

…
SABINE

Ok,

ça se peut.

Et avec ça?

Ils auraient pu nous (46)

faire trente-six mille propositions pires que celle-là,

t'es d'accord.

SOPHIE

Ils auraient pu nous demander une heure de plus par jour.

Là il s'agit de sept minutes.

BLANCHE

Sur une heure de plus on aurait réfléchi.

Une heure ça se discute.

Sept minutes c'est une invitation à voter,

point barre.

Voter avec le ventre,

sans la tête.

Et c'est c'que vous allez faire.

LORRAINE

Je te suis pas.

SOPHIE

Pour moi,

ça n'a pas de sens.

ARIELLE

Lâche-nous,

Blanche.

LORRAINE

Si Blanche tient tant que ça à perdre sa place,

libre à elle,

moi je la suivrai pas on vote,

c'est bon comme ça.

ODETTE

> Elle s'interpose vivement pour les faire taire.

Stop.

Un moment.

> Silence des filles.
> Elle vient posément se placer à côté de Blanche,
qu'elle enlace affectueusement.
Toutes deux font face aux autres.
Avec émotion :

J'me souviens de quand on a commencé à travailler ici,

Blanche.

J'me souviens de notre premier jour,

j'me souviens de ton visage,

la façon dont tu m'as saluée,

et on a démarré le roulement ensemble.

J'te connais,

j'sais que tu parles pas pour rien.

> ( Pour toi aussi l'attente a dû être aussi terrible que pour nous ) :

T'as été là-dedans pendant des heures.

> S'adressant aux autres, avec douceur mais fermeté :

Si t'as senti quelque chose,

j'crois qu'on doit au moins t'écouter.

> Ayant obtenu la tranquillité des autres,
elle se tourne vers Blanche,
et en détachant les mots :

Qu'est-ce que tu veux nous dire ?

ARIELLE

La question c'est pas ce qu'elle veut nous dire,

la question c'est pourquoi on perd tout ce temps.

BLANCHE

Non.

La question,

Arielle,

c'est qu'est-ce que tu es prête à faire qu'est-ce qu'on est prêtes à accepter (47)

ter,

à perdre nous toutes et celles qui nous ont envoyées ici,

pourvu qu'on ait un boulot?

Qu'est-ce qu'on peut donner nous aux costards-cravates pour qu'ils nous donnent…

quoi ?

Ce qui nous revient de droit ?

Ce qu'ils nous doivent ?

Ça devrait pas aller de soi,

putain?

Voilà tu vois,

l'enjeu c'est ça,

rien qu'ça :

nous toi,

moi on travaille aux métiers à tisser,

certaines au cardage,

certaines aux fils Odette et moi on est chez Picard & Roche depuis trente ans,

toi depuis neuf ça veut dire qu'à la fin du mois on a passé notre temps à l'usine,

des heures par jour.

J'me trompe?

En échange ils nous paient.

On leur donne,

ils nous donnent.

Et là j'te demande réponds-moi,

si tu peux,

ou que quelqu'un l'fasse :

pourquoi j'ai toujours l'impression de devoir les remercier ?

C'est pas du donnant-donnant ?

C'est pas ça ?

ARIELLE

Tu sais ce que c'est la différence entre toi et moi ?

Toi tu t'arrêtes pas,

putain,

faut que tu fasses toujours un pas de plus.

Moi ça m'intéresse pas,

j'veux m'arrêter ici,

sentir d'la terre sous mes pieds,

pas du sable.

Tout le reste tu peux te l'garder.

BLANCHE

J'voudrais seulement qu'on en parle.

ARIELLE

Bravo.

Et moi c'est le contraire j'aime pas parler,

on sait les choses on les sait mieux avant même de parler.

Toujours.

BLANCHE

Ah oui?

Tu crois ?

ARIELLE

Je crois,

ouais.

BLANCHE

Sur cette table,

y a une proposition… on dirait une (48)

lettre de politesse,

mais c'est pas le cas.

La preuve c'est qu'à cette proposition faut qu'on réponde oui ou non.

Alors j'te demande,

j'vous demande :

pourquoi on devrait pas prendre en considération toutes les pistes?

Y compris la possibilité de refuser?

MIREILLE

Pour la simple raison qu'on peut pas.

ZOÉLIE

On ferme les usines,

Blanche.

On cadenasse les grilles,

tu les as vus aussi les cadenas sur les grilles.

Puis l'herbe s'met à pousser sur les murs,

et les portes rouillent,

les vitres se cassent,

si ça s'trouve quelqu'un squatte.

Je n'invente rien :

ça va très vite,

très,

il suffit d'un instant,

le temps de faire un faux pas,

comme tu nous l'dis,

là.

Tu veux qu'on repasse ici dans un an et qu'on découvre les vitres cassées et les matelas par terre?

LORRAINE

Tu lis pas les journaux ?

ODETTE

Les temps sont durs,

on le sait toutes.

BLANCHE

Et l'année passée ?

Et il y a trois ans ?

Cinq ans ?

Lorraine,

c'est quand qu'on t'a chassée,

avec l'autre lettre?

LORRAINE

Y a quatre ans.

BLANCHE

Y a quatre ans !

Et les temps étaient durs à ce moment-là?

Déjà?

Ce que je dis,

c'est que ça a toujours été pareil,

tout comme maintenant.

Sauf que maintenant on peut même pas réagir,

on peut rien faire,

rien dire :

c'est eux qui ont raison,

les costards-cravates,

toujours,

parce que

« les temps sont durs ».

Et avec ça ils obtiennent tout.

J'vous (49) demande encore une fois :

à leur place vous tenteriez pas de presser le citron?

AGNÈS

Ils ne demandent que sept minutes.

BLANCHE

Tu te trompes.

Ils demandent sept minutes en

sachant très bien qu'on dira

« on a cru tout perdre ».

MAHTAB

Et donc ?

BLANCHE

Donc…

Sophie a son idée sur cette histoire :

elle nous l'a expliquée.

D'ailleurs elle est employée,

elle voit les comptes,

elle l'a dit :

entrées,

sorties.

Ok.

Moi j'vois pas les comptes.

Mais j'vois autre chose.

J'suis au métier à tisser.

J'y suis depuis des années,

j'ai deux doigts ces deux-là,

aux extrémités droite et gauche que j'sens plus le soir,

on m'dit que c'est de l'arthrite,

j'appelle ça tissarthrite,

mais ça me va :

c'était couru d'avance depuis le début…

enfin,

ce n'est pas si vrai,

parce qu'au début tu fais les choses et c'est tout,

tu t'y donnes à fond,

tu t'dis

« je réfléchirai plus tard »,

et le temps file,

c'est pas une seconde,

c'est mille fois moins que ça,

le métier à tisser est lent par rapport au temps qui file… Quoi qu'il en soit,

c'est bon,

ce qui est fait est fait.

Mais,

il y a un mais.

Même si j'suis au métier à tisser,

voyez mesdames,

j'ai ma petite idée sur ce qui s'passe.

Et c'est pas l'idée de Sophie.

Désolée,

Sophie,

vraiment pas.

Enfin,

je suis complètement d'accord avec le début.

L'usine marche?

Elle marche,

c'est vrai.

C'est pour ça qu'ils nous font pas d'cadeaux.

Des cadeaux !

Ils nous mettent à l'épreuve,

oui,

c'est ce que je pense…

pour voir ce qu'ils peuvent obtenir de plus,

toujours (50) plus et plus encore.

Ils sont malins,

bien sûr.

S'ils demandaient tout,

tout de suite,

ils obtiendraient rien,

y aurait un clash.

Ils prennent un autre chemin :

celui-ci.

Des sourires.

Une lettre.

Et sept petites minutes.

Comment ne pas accepter?

Et comme tout nous pousse à accepter…

Je refuserais.

ARIELLE

C'que tu peux raconter comme conneries!

On devrait les remercier,

oui.

Il manquerait plus qu'on

refuse !

AGNÈS

J'pense pareil.

ZOÉLIE

Moi aussi.

BLANCHE

Donc vous acceptez la proposition.

AGNÈS

Moi je l'accepte,

oui.

ARIELLE

Moi aussi,

tout de suite.

MAHTAB

Sept minutes.

SOPHIE

On pensait être licenciées,

Blanche.

BLANCHE

Tu m'prends pour une conne?

Tu crois qu'j'étais pas morte de trouille,

en entrant là-dedans ?

J'ai trois mômes,

Sébastian et Gilbert sont encore étudiants.

J'viens ici depuis trente ans,

j'prends le train tous les matins,

j'marche à pied depuis la gare jusqu'aux grilles,

personne m'accompagne.

J'ai besoin de mon job,

merde,

comme vous :

j'suis pas faite autrement.

ARIELLE

Ça m'intéresse pas bien sûr que t'es faite (51) autrement,

rien à voir avec nous,

puisque tu votes non.

Pense c'que tu veux,

remue la merde,

fais tes tourbillons,

mets tout sens dessus dessous,

détricote tant que tu peux,

à commencer par ton cerveau.

T'as dit qu'à huit heures tu dois donner une réponse?

Et ben,

m'semble qu'elle est là,

la réponse.

T'es pas le comité,

Blanche,

t'es pas l'usine:

t'es que not'porte-parole.

Ton vote compte pour un,

un seul,

le reste on le décide à dix.

BLANCHE

Alors,

on vote,

c'est moi qui vous l'demande.

ARIELLE

J'suis curieuse de voir qui va te suivre dans ta connerie.

BLANCHE

D'accord.

Voyons ça.

MIREILLE

Quelqu'un a un jeton pour les bières ?

ARIELLE

Elle est où la feuille avec la liste des noms ?

SABINE

C'est Odette qui l'a.

Tiens,

un jeton,

Mireille.

ODETTE

La première c'est Zoélie.

ZOÉLIE

J'suis désolée,

Blanche:

pour moi c'est bon,

j'vote

oui.

BLANCHE

Tu dois pas être désolée pour moi,

Zoélie,

il s'agit de l'usine.

ODETTE

Lorraine,

c'est à toi.

LORRAINE

Je perdrai pas ma place comme ça c'coup-ci :

je vote oui. (52)

ODETTE

Arielle.

ARIELLE

J'te rappelle,

Blanche,

qu'on représente toutes les autres.

Tu l'as dit.

Tu voudrais les laisser sans contrat à cause de tes doutes ?

BLANCHE

Et à cause de tes peurs,

tu veux leur en donner un à tout prix,

c'est ça ?

ARIELLE

En tout cas j'vote oui.

ODETTE

Mahtab.

.Mahtab : "J'accepte. J'accepte parce que je vais t'dire, Blanche,"

MAHTAB

J'accepte.

J'accepte parce que je vais t'dire,

Blanche,

pour moi c'est déjà une chance d'avoir un boulot.

Quand ils m'ont embauchée,

tu vas rire,

j'pouvais pas croire qu'y aurait une pause repas !

J'te jure,

j'croyais que c'était une blague,

j'ai regardé toutes les autres avant de retirer mon tablier,

j'me disais

« elles veulent que j'me fasse virer pour refiler ma place à une autre »

… Pause repas !

J'peux très bien manger pendant que j'travaille avec une main j'travaille,

avec l'autre je mange.

Qu'est-ce que ça peut faire,

sept minutes ?

J'accepte,

oui,

j'accepte.

ODETTE

Agnès.

AGNÈS

Pour une fois dans ma vie j'ai un peu de veine et j'devrais lâcher l'affaire ?

BLANCHE

Donc c'est oui ?

AGNÈS

Tout à fait. (53)

ODETTE

Sabine.

SABINE

Ouais.

BLANCHE

C'est ton droit.

ODETTE

Bien.

Mireille.

MIREILLE

Et merde !

J'vote oui,

la vérité c'est qu'on est obligées.

.4

ARIELLE

Obligées !

.Mireille : "Dix costards-cravates nous refilent une lettre avec une seule condition et on la rejette ?

MIREILLE

(buvant nerveusement sa bière)

Dix costards-cravates nous refilent une lettre avec une seule condition et on la rejette?

On devrait accepter n'importe quelle proposition,

voilà la vérité :

même s'ils nous avaient demandé de renoncer aux quinze minutes,

même s'ils nous avaient demandé de virer quarante d'entre nous.

C'est eux qui décident,

c'est tout.

Blanche a raison :

ils nous font chanter avec leur

« qu'est-ce que tu es disposée à faire pour garder ton boulot ».

Ça se passe comme ça,

c'est vrai.

Et c'est pour ça que j'vote oui,

bordel,

j'vote oui.

(Elle casse la bouteille sur la table.)

BLANCHE

Odette,

c'est à toi si j'me trompe pas.

ODETTE

Oui.

J'vote oui.

Rachel.

RACHEL

Qu'est-ce que tu veux que je fasse?

Me dis pas qu'on a le choix…

BLANCHE

Donc,

oui. (54)

RACHEL

Comme Mireille :

j'aime pas ça,

mais on est obligées.

BLANCHE

Il manque plus que toi,

Sophie.

SOPHIE

J'accepte.

BLANCHE

Parfait.

Le seul vote contre est le mien.

Un non et dix oui.

ARIELLE

Pour moi on peut rentrer dîner.

BLANCHE

Tu veux même pas qu'on en parle ?

ARIELLE

En parler?

Vous l'entendez?

En parler!

T'es la seule.

L'unique qui est contre.

Si t'avais un minimum de bon sens,

tu t'accrocherais à ton job aux métiers à tisser,

Blanche.

Écoute-moi bien :

ravale tes doutes et réjouis-toi d'avoir encore un boulot.

C'est bon comme ça.

T'es not'porte-parole.

Va dire à côté qu'on accepte et qu'on a sauvé l'usine.

ODETTE

Un moment.

ARIELLE

Quoi encore?

ODETTE

Blanche,

tu pensais vraiment qu'on aurait pu refuser?

Je veux dire:

tu savais très bien qu'on allait toutes voter oui.

T'as voté contre en sachant que tu serais la seule.

J'te demande :

s'y en avait eu d'autres parmi nous qui avaient voté contre,

s'y avait eu une possibilité une vraie possibilité de pas accepter,

t'aurais vraiment voté contre?

Au risque de tout faire foirer? (55)

BLANCHE

Je l'aurais fait,

oui.

ODETTE

Pour sept minutes?

BLANCHE

Non.

Pas pour les sept minutes.

Pour ce qu'elles représentent,

Odette.

ARIELLE

Merde!

À t'entendre tout est un casse-tête.

Y en

a marre !

BLANCHE

Ce sont les gens comme toi qui me foutent les jetons,

Arielle,

tu sais ?

Ceux qui face au débat

- un débat, quel qu'il soit -

se tirent en claquant la porte.

Casse-tête.

Et vlan.

Casse-tête.

Et vlan.

Vous savez pas dire aut'chose:

dès qu'ça cadre pas avec c'que vous connaissez,

vous refusez l'dialogue et vous vous barrez.

Casse-tête.

Et vlan.

ARIELLE

J'suis pas seule :

j'te ferais remarquer qu'on est dix contre une.

BLANCHE

Ça devrait me faire taire ?

Puisque vous vous trompez à dix,

la onzième doit rentrer dans le rang et se la boucler,

c'est ça ?

AGNÈS

Comment tu t'permets de dire qu'on se trompe?

Tu t'prends pour qui ?

BLANCHE

Je l'dis parce que je l'pense.

ZOÉLIE

Quel culot.

J'me permettrais jamais de t'dire ça.

SOPHIE

Arielle est juste en train de te dire que… (56)

ARIELLE

J'ai pas besoin d'toi,

Sophie :

j'me fais parfaitement comprendre.

Blanche,

tu es débile de te battre pour ces sept minutes.

Ça n'a aucun sens et comme tu vois t'es la seule.

Si toutes les dix

- toutes -

on pense accepter,

si toutes on vote pour

- tu l'as entendu -

ça veut quand même dire quelque chose.

Ou pas ?

C'est tout c'que j'ai à dire.

tu l'as

BLANCHE

Si dix personnes pensent rouge,

la onzième doit rougir?

ARIELLE

Non.

La onzième s'aligne,

c'est tout.

BLANCHE

Donc j'peux pas parler?

ARIELLE

Ça nous intéresse pas,

ça m'semble clair.

RACHEL

Moi ça m'intéresse.

Laissez-la parler.

ARIELLE

Bordel!

Écoutez-moi !

Dans dix jours ce sera une habitude:

la pause durera huit minutes,

point barre.

On se souviendra peut-être qu'avant elle durait quinze minutes.

Et alors ?

On fera avec,

voilà.

BLANCHE

On fera avec ?

ARIELLE

Je l'pense.

BLANCHE

Et avec quoi d'autre tu feras avec,

Arielle ?

LORRAINE

Tourne ça comme tu veux :

sept minutes c'est rien par rapport à la perte d'un contrat.

BLANCHE

C'est rien,

Lorraine ?

Rien ?

Quand j'vous disais (57)

que la lettre ne m'plaisait pas,

c'est ça que j'voulais dire.

J'peux me tromper,

bien sûr.

Je m'trompe sûrement,

j'exagère,

j'suis fatiguée et dans c'cas,

mesdames,

vous m'excuserez.

Mais…

depuis que vous avez vu la lettre vous répétez

« sept minutes c'est rien »

J'aime pas ça,

j'arrive pas à l'avaler,

j'accepte pas.

La vérité?

La vérité c'est que moi aussi je l'ai pensé.

Parfaitement.

Quand y me l'ont donnée sur le pas de la porte,

que j'l'ai ouverte et qu'j'ai lu,

j'ai pensé

« sept minutes,

seulement sept,

c'est quoi sept minutes ? »

…

C'est cette phrase qui m'emmerde.

Parce que ces sept minutes,

voyez,

c'est peut-être pas grand-chose.

N'empêche c'est sept minutes pour chacune de nous.

Et sur une semaine ça en fait presque cinquante.

Sur un mois ça fait trois heures.

J'veux dire trois heures chacune,

pour chacune de nous.

On est deux cents à l'usine.

Ça veut dire qu'avec cette lettre ils obtiennent…

MIREILLE

six cents heures de travail en plus.

SABINE

Chaque mois.

LORRAINE

Chaque mois,

oui.

BLANCHE

C'est juste ?

C'est ça ?

Six cents heures par mois ?

RACHEL

C'est ça.

BLANCHE

Bien.

Donc je crois être en droit d'penser de l'dire,

au moins,

ou pas?

-que six cents heures de travail par mois travail non payé,

gratuit,

sans rien en échange c'est pas une broutille,

un caprice à adresser par lettre à

« Chère Rachel »,
« Chère Odette », (58)
« Chères membres du comité »…

J'aime pas ça.

Tu parlais d'jeu,

Arielle.

Comme si le mien était de compliquer c'qui est simple.

Bien.

Figure-toi qu'il s'agit d'un autre jeu,

là.

Plus sournois,

sous la table,

putain,

vous voyez pas… ?

Ça se passe en dessous,

c'est souterrain.

Là on joue à enlever un petit peu à chacune pour gagner beaucoup au final.

C'est plus facile.

Vous l'acceptez c'jeu?

Il vous plaît ?

Ça s'peut qu'il vous plaise,

j'dis pas pourvu qu'on garde son boulot on peut même s'raconter que c'est un bon deal,

mais s'il vous plaît,

n'appelez pas ça

« d'la chance »,

dites pas que c'est un cadeau…

ça n'en est pas un,

mesdames,

ça n'en est pas un.

ODETTE

Six cents heures par mois.

RACHEL

C'est comme s'ils embauchaient des ouvrières en plus.

SOPHIE

Oui,

mais sans les payer.

RACHEL

Embaucher sans embauche.

BLANCHE

C'est ça !

On leur fait cadeau du travail d'autres ouvrières,

y s'dérangent même pas à les embaucher,

on les leur offre,

sans rien demander et même en les remerciant:

Arielle l'a dit tout à l'heure.

Nous,

avec sept

« petites »

minutes c'est quoi sept minutes?

Rien !

avec sept minutes fois deux cents,

on leur en donne mille quatre cents par jour.

Qu'arrivera-t-il si demain avec six cents heures sup' de travail non payé par mois les partenaires étrangers trouvent que

« finalement y a un excès de personnel :

nous pouvons nous passer de certaines ».

À qui la faute? (59)

ODETTE

À nous ?

C'est c'que tu veux dire ?

BLANCHE

Ce sera la faute à cette phrase,

Odette:

« il ne s'agit que de sept minutes ».

C'est faux.

Il ne s'agit pas que de sept minutes.

AGNÈS

Stop,

attendez vous êtes folles ou quoi ?

Blanche,

tu t'rends compte de c'que tu dis?

Ton raisonnement ne tient pas debout.

Sept minutes fois deux cents ça fait une belle flopée d'heures,

c'est vrai :

tu n'as pas tort.

Mais restons-en au point de départ…

BLANCHE

Le point de départ c'est qu'on doit voter.

AGNÈS

Justement.

BLANCHE

Voter pour toutes les autres,

Agnès.

J'vous l'ai dit :

on décide pas que pour nous.

Putain,

comment j'dois vous l'expliquer?

C'est très clair dans ma tête,

mais l'sortir…

Elles nous ont élues!

Élues!

Ça veut quand même dire quelque chose,

non?

On est ici pour décider pour tout le monde.

Pas pour faire valoir nos onze points de vue.

Sept minutes pour moi c'est rien,

pour toi non plus,

pour Arielle,

pour Odette.

Mais multipliées par deux cents ça fait autre chose.

Un truc important.

Et ce truc important a des conséquences.

On doit pas penser aux sept minutes,

mais à la quantité de temps qu'elles représentent.

ARIELLE

J'me fous pas mal d'penser ou pas.

On nous demande oui ou non.

.5

SABINE

En tout cas,

Blanche,

même en raisonnant comme (60) tu fais et vu qu'on doit se préoccuper de toutes les autres,

si tu étais à notre place,

tu ferais quoi?

Vas-y.

Tu rejetterais la proposition…

pour défendre quoi?

Sept minutes de pause?

Tu en assumerais la responsabilité ?

MIREILLE

Et on leur annoncerait ça comment aux autres ?

SABINE

C'est juste.

Y a ça aussi.

BLANCHE

On leur expliquerait.

SABINE

On leur expliquerait !

BLANCHE

Simplement.

LORRAINE

Et tu crois qu'elles nous entendraient ?

ARIELLE

Ça c'est la meilleure !

.Sabine : "Tu vis dans quel monde, Blanche ?

SABINE

Tu vis dans quel monde,

Blanche?

Tu regardes autour de toi depuis les métiers à tisser ?

Tu prétends causer,

expliquer,

dire des choses,

faire de grands discours comme t'en fais là avec nous ?

… Tu crois que l'monde entier est comme toi à poursuivre des idées?

Parce que c'est ça le truc tu refuserais l'accord

- cet accord!

Sept minutes!

… pour quoi au juste ?

Pour une idée ?

Valable,

j'dis pas,

mais une idée quand même,

rien qu'une idée,

du vent,

tu m'suis?

Un truc dans la

tête.

BLANCHE

Un truc dans la tête.

SABINE

Dans ta tête. (61)

BLANCHE

Six cents heures par mois c'est un truc dans la tête.

SABINE

Oui,

pour moi,

oui.

C'est un raisonnement,

pas un fait.

BLANCHE

Six cents heures par mois c'est pas un fait ?

Alors c'est quoi un fait ?

C'est quoi ?

SABINE

Un fait c'est qu'en signant on perd pas not'boulot,

voilà tout l'reste c'est rien qu'une idée.

Va dire ça aux deux cents autres,

tu verras l'résultat.

MIREILLE

Sept minutes contre un salaire.

ODETTE

Elles ont raison,

Blanche,

les autres comprendraient pas.

BLANCHE

Et parce qu'elles me comprendraient pas,

faut même pas qu'j'essaye?

Même si c'est juste,

j'dois faire blant que ça l'soit pas,

parce qu'elles comprendraient pas?

Tu t'rends compte de c'que tu dis,

Sabine?

Tout c'qui dépend d'une idée

- comme tu dis: l'idée ! -

n'est pas valable juste parce que c'est pas facile à dire ?

Parce que ça nécessite un raisonnement?

On doit décider que des choses idiotes,

alors,

que des choses comme

« le soleil brille dans le ciel oui ou non »,

cocher la case?

Puisque celles qui nous ont élues comprendraient pas,

on doit décider pour elles des choses bonnes pour des imbéciles,

comme si elles étaient connes ou analphabètes ?

SABINE

Sept minutes contre un salaire.

BLANCHE

Blanc ou noir ? (62)

SABINE

Sept minutes contre un salaire !

BLANCHE

Blanc ou noir !

LORRAINE

Si l'usine ferme,

putain,

on aura plus d'pause,

tu comprends ça ?

SABINE

Et là-dessus on leur dit quoi ?

Qu'on a fait sauter la baraque parce que la proposition sentait pas bon?

Ou parce que t'avais une idée en tête ?

BLANCHE

C'est bon,

c'est peut-être moi qui m'trompe.

Je voudrais juste entendre c'qu'en disent les autres :

vu que vous votez toutes oui,

et sans l'moindre doute,

vous devez avoir vos raisons.

Ou bien vous l'faites juste pour vous assurer un salaire ?

SOPHIE

Tu me blesses.

BLANCHE

C'est vous qui me blessez.

Zoélie,

toi pourquoi tu acceptes?

ZOÉLIE

Moi…

Ben,

la lettre me paraît honnête :

si ça se trouve,

c'est vrai qu'ils font un effort parce que Picard & Roche a son histoire.

Moi quand ils m'ont embauchée,

j'étais heureuse,

j'connaissais d'nom,

c'est pas une boîte comme les autres.

MAHTAB

Y font même la pub à la télé.

Mon cousin l'a vue au pays,

il m'a écrit :

« J't'ai vue à la télé ».

Moi j'lui ai écrit :

« Moi à la télé ?

T'es fou?»

et lui:

« Oui on montre les chemises que vous cousez,

l'acteur descend de la voiture et dit qu'il peut pas s'en passer ».

Tu sais combien elles coûtent ces pubs ?

S'ils (63) avaient des problèmes,

ils vireraient l'acteur,

pas nous.

Pourquoi on devrait pas les croire ?

SOPHIE

Juste!

Pourquoi j'devrais forcément penser qu'ils veulent me la faire à l'envers ?

AGNÈS

Les patrons sont pas toujours des salauds.

MIREILLE

Mais c'est quoi ces conneries?

ZOÉLIE

Ils nous donnent leur argent,

ils nous payent,

ils soutiennent la marque.

MIREILLE

Putain,

elles vont en faire des enfants de choeur là,

tu vas voir !

AGNÈS

Elle a pas dit ça.

MIREILLE

Elle allait l'dire,

merde.

La vérité c'est que les filles comme vous,

celles qui sont pas d'ici…

ODETTE

Mireille,

s'te plaît.

MIREILLE

Non,

tu m'laisses parler,

maintenant !

Vous,

oui,

les Polonaises,

les Turques et les filles comme Mahtab,

vous vous prenez toutes pour des biquettes sauvées par le bon berger !

BLANCHE

Qu'est-ce que ça a à voir ?

MIREILLE

Ça a à voir et comment.

Pour s'faire accepter elles veulent un boulot,

elles trouvent un boulot.

Et vu que pour elles le boulot c'est tout,

une fois qu'elles en ont un,

elles se prennent pour des miraculées. (64)

ODETTE

J'crois pas que ce soit un bon argument ça,

Mireille.

MIREILLE

Et comment que c'en est un,

putain !

Je veux dire,

on n'est pas à l'Armée du Salut.

On est à l'usine.

Ils nous exploitent,

ils nous exploitent un maximum,

ils ne nous font pas d'cadeaux.

AGNÈS

Donc on leur déclare la guerre ?

MIREILLE

Donc je leur fais pas confiance.

AGNÈS

Alors pourquoi tu votes pas contre,

si t'as le courage ?

T'as dit qu'tu votais pour.

MIREILLE

J'vote pour,

parce que j'en ai rien à cirer de sept

minutes de moins devant le distributeur de boissons.

AGNÈS

Non ma chérie,

c'est faux,

avoue!

Tu votes pour parce que,

comme nous,

tu peux pas perdre tes neuf cents euros par mois.

MIREILLE

Ça suffit.

J'en ai ras le bol de vos salades.

BLANCHE

J'essaye juste de vous dire que ces sept minutes c'est pas grand-chose,

mais elles sont à nous,

vous voyez ?

Chacune de nous a chez elle,

sur un meuble,

un petit quelque chose qui en soi ne vaut rien,

mais qui lui appartient…

c'est là avec nous,

on l'a choisi.

Et qui plus est,

ça s'trouve chez nous,

dans notre maison.

Dites-moi pourquoi,

tout à coup,

sans aucune raison,

on devrait être obligées de le donner?

Quel sens ça a ?

Pourquoi on peut rien prendre aux costards-cravates?

Ils peuvent (65)

prendre nos bibelots,

mais nous non ?

Pourquoi cette différence?

Juste parce qu'ils sont nos supérieurs ?

Qu'est-ce qu'ils deviendraient sans mes mains sur le métier à tisser,

sans celles d'Odette ou de Lorraine?

RACHEL

D'accord,

j'te suis:

t'as raison.

N'empêche c'est comme ça,

Blanche,

depuis toujours et tu peux rien

y faire.

BLANCHE

Tu peux rien y faire parce que tu veux rien y faire !

RACHEL

Tu t'trompes.

BLANCHE

J'me trompe?

Moi ?

Vous vous êtes précipitées pour voter oui,

toutes !

Vous leur faites cadeau de sept minutes,

pourquoi ?

Parce que ça vous intéresse pas de les garder?

Parce que vous en avez pas besoin?

Ou plutôt parce que pour pas s'faire virer on préfère céder,

faire des compromis,

comme toujours ?

ARIELLE

T'es ridicule.

RACHEL

Non,

c'est pas vrai,

elle a raison :

c'est comme ça.

Mais y a pas de solution,

Blanche.

BLANCHE

Parfait.

S'y a pas de solution,

pourquoi t'as accepté d'être élue,

alors?

Si ton vote sert pas à changer quoi que ce soit,

si même sur sept minutes de pause vous baissez les bras,

pourquoi on est là ?

Pour quoi faire ?

ODETTE

Ça veut dire quoi ce discours,

là,

maintenant ?

BLANCHE

Pourquoi t'es là,

Odette?

À quoi sert ton vote? (66)

Mon vote,

le sien,

celui d'Arielle,

à quoi il sert si tout est déjà écrit ?

On peut changer les choses,

on veut les changer,

oui ou non ?

RACHEL

Ça dépend pas d'nous.

BLANCHE

Et de qui alors?

Putain,

ça dépend de qui,

Rachel ?

De qui?

Ça dépend d'ton vote!

De mon vote…

de ton oui ou de ton non,

de c'qu'on décide!

Ça peut pas toujours être la faute au système,

tu comprends ça?

Ça peut pas,

ça peut pas !

Donnez-moi une cigarette,

bordel.

On n'arrête pas de dire :

je peux pas changer les choses…

Ça t'empêche pas de t'faire tatouer le mot liberté partout sur les bras…

J'y comprends que dalle.

Mais c'est quoi ce manège,

bordel?

C'est pas un monde ça !

J'ai dit une cigarette!

A force de lâcher sept minutes,

sept minutes,

sept minutes,

on empêche les choses de changer.

Les vainqueurs d'hier sont ceux d'aujourd'hui,

les perdants pareil,

tous pareils,

toujours,

pareil,

pareil,

de sept minutes en sept minutes,

vu que de toute façon

« sept minutes c'est rien »..

RACHEL

C'est bon,

réponds-moi :

qu'est-ce qui s'passe si on refuse?

LORRAINE

Je vais vous dire ce qui s'passe:

on leur donne un bon prétexte.

Ils vont dire

« le personnel ne collabore pas »

et dans trois mois ils ferment.

Ils vont nous écraser.

BLANCHE

Ou le contraire.

Sophie a vu les comptes,

elle l'a dit tout à l'heure :

tout n'est pas parfait ?

On n'est pas une boîte modèle ?

On ne nous a pas bradées,

on n'est pas des déchets ça non,

c'est eux qui (67) ont besoin de nous c'est ce que t'as dit oui ou

non ?

Alors ?

Alors on va refuser,

mesdames :

ils s'y attendent pas.

Mais ils ont besoin de nous.

Qu'est-ce qu'ils vont faire?

Si on refuse,

on leur montre qu'on se laisse pas marcher dessus,

qu'on lâche même pas sept minutes,

si elles sont à nous.

ARIELLE

Belle satisfaction.

BLANCHE

Satisfaction?

Pas du tout:

de la justice,

rien d'autre.

ARIELLE

D'accord.

Et qu'est-ce que t'auras obtenu s'ils ferment quand même ?

BLANCHE

Ils fermeront pas,

puisqu'ils ont signé qu'ils continuent à produire la marque,

il faut te l'dire dans quelle langue?

S'ils avaient voulu fermer ils l'auraient déjà fait.

Ils nous laissent pendre à un fil.

Ils commencent par nous retirer sept minutes.

Ils se disent

« voyons comment elles réagissent ».

Si on accepte,

dans un an,

on en perd sept autres et puis…

MAHTAB

Et puis?

BLANCHE

et puis tout le reste.

Un p'tit bout à la fois.

Lentement.

Tout le reste.

Mais si on refuse maintenant,

ils fermeront pas.

Je vous l'répète :

ils fermeront pas.

Ils l'auraient déjà fait.

AGNÈS

En bref,

on leur claque la porte au nez alors qu'ils nous demandent de faire un pas dans leur sens? (68)

BLANCHE

Un pas!

Six cents heures de pas par mois,

oui.

ARIELLE

T'as un problème avec eux,

Blanche.

Voilà la vérité ils te demanderaient n'importe quoi,

tu dirais non.

BLANCHE

J'te parle d'un doute que j'ai,

Arielle :

j't'ai expliqué que tes sept petites minutes c'est une chiée d'heures par mois…

Alors,

comment ça se fait,

répondsmoi,

putain,

que dans ce bordel de monde chaque fois que quelqu'un s'oppose on dit

« qu'il a un problème » ?

J'ai pas de préjugés,

je condamne pas par parti pris.

J'suis juste en train de te demander:

pourquoi ils font semblant de faire un pas dans notre direction avec des manières,

la lettre,

les sourires

alors qu'en fait ils empochent six cents heures par mois de travail gratuit ?

J'te demande :

tu trouves ça correct de s'conduire comme ça ?

ARIELLE

Ça ne l'est pas.

BLANCHE

D'accord.

Réponds à cette question.

S'ils m'avaient renvoyée vers vous avec un autre plan…

s'ils vous avaient demandé de choisir entre fermer l'usine ou rester,

mais en renonçant à la moitié de votre salaire.

Vous auriez voté quoi ?

Réponds-moi ?

ZOÉLIE

On l'aurait rejeté.

LORRAINE

On aurait demandé un autre deal.

BLANCHE

Un autre deal,

bien sûr,

Lorraine !

Lequel?

LORRAINE

J'en sais rien.

Un autre. (69)

SABINE

Réduire les coûts.

BLANCHE

Réduire les coûts,

c'est ça !

Bravo!

Les coûts sont pas liés au personnel,

ni aux tissus.

Les fusions,

les politiques de marketing,

les conseils de gestion,

voilà les coûts!

J'vous demande :

on peut pas réduire toutes ces dépenses-là?

Est-ce qu'on le demande pas depuis des années ?

Et là par contre avec cette lettre sous les yeux vous faites quoi ?

Vous demandez de réduire les coûts?

C'est ça ?

Ou bien vous votez oui tout de suite sans réserve parce que

« sept minutes au fond c'est rien » ?

J'vous demande :

• si on travaille toutes pour Picard & Roche,

• si pour un salaire de misère tous les mois on use nos mains aux métiers à tisser ou bien on respire les vapeurs des teintures…

putain,

on n'a pas l'droit oui,

j'emploie ce mot,

c'est le bon :

« le droit »

à quinze minutes de pause pour souffler un peu ?

Ces quinze minutes c'est un droit ou un luxe?

Alors pourquoi elles peuvent se transformer en huit minutes?

Si on vote oui,

on donnera l'impression qu'y a d'autres choses auxquelles ils peuvent nous demander de renoncer,

avec une simple lettre,

simplissime!

D'autres luxes.

Et là on fera quoi?

On acceptera encore?

Une fois de plus ?

À l'infini ?

Seulement parce qu'il s'agit de

« petits pas » ?

Et si à force de petits pas ils nous faisaient retourner des kilomètres en arrière ?

C'est pas pareil que nous faire retourner en arrière d'un seul coup?

Si on vote oui,

quel sera le prochain

« petit pas » ?

À quoi on renoncera?

À trois jours de sécu par mois ?

À un mois de mutuelle par an?

À quoi ?

Dites-moi :

à quoi ? (70)

RACHEL

J'ai changé d'avis:

je vote contre.

Silence.

ARIELLE

Tu es folle?

AGNÈS

Rachel…

SABINE

Pour quelle raison?

SOPHIE

On pète un câble,

là.

SABINE

J'ai dit pour quelle raison ?

ARIELLE

C'est pas assez clair?

Blanche lui a parlé du tatouage:

ça l'a piquée au vif,

vous la connaissez.

RACHEL

Ça n'a rien à voir.

ARIELLE

J'ai mon idée.

RACHEL

J'te réponds pas.

ARIELLE

Tout est clair.

RACHEL

J'te réponds pas.

ARIELLE

Il suffit de te regarder.

Rachel attrape Arielle par la chemise et la pousse violemment par terre.

ODETTE

Arrêtez!

Ben alors?

Qu'est-ce qui vous prend?

Rachel ! (71)

AGNÈS

J'aurais dû m'y attendre :

à force de s'prendre la tête on perd la boule.

ARIELLE

Ça sert à quoi tout ça ?

On pouvait voter tout de suite,

leur communiquer le résultat et en rester là.

ODETTE

Si Rachel est convaincue par les discours de Blanche,

personne ne peut l'obliger à voter pour.

RACHEL

C'est pas Blanche qui m'a convaincue.

MIREILLE

Qu'est-ce que tu dis?

RACHEL

J'ai un cerveau capable de réfléchir,

eh oui,

moi aussi j'en ai un.

ARIELLE

Super!

RACHEL

J'devrais forcément me laisser convaincre par Blanche,

c'est ça ?

J'vote contre,

mais pour une autre

raison.

SABINE

J'voudrais l'entendre.

RACHEL

J'crois qu'ça n'intéresse personne.

ODETTE

Tu t'trompes.

RACHEL

De toute façon on reste en minorité :

vous êtes neuf contre deux,

qu'est-ce que ça peut vous faire?

MIREILLE

C'est important,

si ça nous concerne toutes.

RACHEL

En effet.

Ça concerne tout le monde,

oui. (72)

LORRAINE

On est obligées de l'écouter?

RACHEL

Ça concerne tout le monde…

mais pas rien que nous toutes,

Mireille.

Et pas rien que les deux cents autres qui nous ont élues.

ARIELLE

J'vois pas pourquoi on devrait l'écouter.

RACHEL

T'en fais pas,

j'vais me taire,

comme j'l'ai dit.

ARIELLE

J'propose de voter une fois pour toutes.

AGNÈS

Et de manière officielle.

En écrivant le vote,

ça personne peut changer d'avis.

ODETTE

J'insiste :

j'voudrais que Rachel continue.

ARIELLE

Et moi j'insiste pour voter.

ODETTE

On a entendu seulement l'avis opposé de Blanche…

ARIELLE

Votons et ça suffit comme ça.

ODETTE

Si une autre choisit d'passer de son côté pour une raison différente…

LORRAINE

Une raison différente !

ODETTE

Qu'est-ce que ça nous coûte de l'écouter?

LORRAINE

Ça n'a pas d'sens:

ça a déjà duré trop longtemps.

ARIELLE

Et puis les votes en faveur de l'accord sont encore nettement majoritaires :

à quoi bon discuter ? (73)

ODETTE

Qu'est-ce que ça veut dire ?

ARIELLE

Pour moi c'est clair :

on est neuf contre deux,

la majorité pour décider c'est au moins six sur onze :

si les chiffres étaient différents,

on pourrait discuter encore longtemps,

mais le résultat est tellement évident…

ODETTE

J'suis pas d'accord.

ARIELLE

Votons,

j'vous dis,

et finissons-en :

il est impossible que quatre autres changent d'avis.

ODETTE

Trois.

Je change d'avis aussi.

AGNÈS

J'peux pas l'croire.

SABINE

C'était prévisible.

ARIELLE

Couru d'avance.

MIREILLE

On peut savoir pourquoi ?

ARIELLE

Elle le fait juste par principe,

Mireille,

rien que pour pas s'avouer vaincue,

rien que pour continuer à nous prendre la tête avec ces sept minutes de merde.

ODETTE

Et si Blanche m'avait convaincue ?

Ce serait impensable?

À moins que ce soit interdit de changer d'avis?

ARIELLE

Comme tu veux. (74)

ODETTE

Maintenant qu'on a huit votes contre trois,

j'suis peut-être libre d'écouter Rachel ?

ARIELLE

Uniquement si après on vote.

ODETTE

On votera.

ARIELLE

En avant.

ODETTE

Rachel ?

RACHEL

À quoi bon ?

ODETTE

S'te plaît.

RACHEL

Vous l'aurez voulu…

BLANCHE

C'est ça.

RACHEL

J'pourrais être d'accord avec tout c'qu'a dit Blanche.

Je l'suis…

Mais,

voilà,

j'ai autre chose en tête…

Blanche dit qu'on doit penser aux autres qui nous ont élues.

Bien ça suffit pas.

Moi je pense à tous ceux qui sont hors d'ici.

Qui n'ont rien à voir avec Picard & Roche.

C'truc des sept minutes me plaît pas.

Et il me plaît pas parce qu'il concerne tout le monde.

Oui.

Tout le monde.

Toutes les ouvrières,

tous les ouvriers,

tous les travailleurs,

d'ici et d'ailleurs…

LORRAINE

Ça nous intéresse pas.

RACHEL

Non? (75)

ARIELLE

Non.

RACHEL

Picard & Roche c'est le nom de cette boîte,

on en fait partie,

d'accord.

Tu t'es demandée c'qui arrivera si on accepte?

On garde notre boulot,

bien,

et eux ils empochent sept minutes:

fin de l'histoire ?

Tu crois ça ?

Non.

La nouvelle paraît dans la presse.

T'y as pensé?

D'autres personnes l'apprennent.

D'autres costards-cravates.

Tiens,

t'as lu ça.

Tout à coup ça fait un scoop géant :

dorénavant à l'usine y a un nouveau jeu :

au lieu d'ajouter des droits,

on en retire.

Pourquoi pas ?

Si ça a marché chez eux,

chez Picard & Roche,

ça peut marcher chez nous,

on n'a qu'à essayer.

Si on accepte,

en un an pas plus,

ils enverront des lettres comme ça dans cent mille usines comme ça,

d'un coup,

sans raison.

Silence.

Dehors la nuit est tombée.

On aperçoit le halo jaune d'un réverbère.

SABINE

D'accord,

Rachel :

et alors?

Dans ces usines ils ont leurs comités,

comme le nôtre.

LORRAINE

Ils décideront,

comme nous maintenant.

SABINE

Ils voteront.

RACHEL

Non.

Non,

je regrette.

Pour ceux qui viendront après,

ce sera pas comme pour nous.

ODETTE

Qu'est-ce que tu veux dire ?

BLANCHE

Elle a raison.

Si une autre usine avant nous avait (76) accepté un accord comme celui-ci…

S'il y avait eu un précédent,

à Bordeaux,

à Lyon…

Si quelqu'un avait déjà accepté de perdre quelque chose pour pouvoir garder son boulot,

on se serait dit

« la pause est un luxe,

il y en a qui l'ont déjà tronquée ».

Et ici,

dans cette pièce,

rien ne serait pareil,

parce qu'on se sentirait toutes obligées de voter comme les autres.

ARIELLE

Et même si on votait contre ?

Ça servirait à quoi ?

Tu crois que demain,

je sais pas où,

dans une autre usine,

on retirera pas sept,

huit,

dix minutes de pause?

Qui arrêtera les costards-cravates?

Nous ?

S'ils veulent,

ils le feront.

Aucun d'eux n'y réfléchira à deux fois parce que chez Picard & Roche on aura refusé.

BLANCHE

Là tu t'trompes.

Si on refuse,

si on défend nos sept minutes,

• alors oui la nouvelle sortira dans la presse,

• alors oui on apprendra quelque chose aux autres,

nous,

oh que oui.

ZOÉLIE

Apprendre aux autres !

ARIELLE

Apprendre quoi…

BLANCHE

La dignité.

Ça vous dégoûte?

ARIELLE

Mais tu crois vraiment que les gens le monde attachent de l'importance à ces trucs-là ?

BLANCHE

Non,

justement.

ARIELLE

Justement quoi ? (77)

BLANCHE

C'est pour ça justement qu'on reçoit cette lettre.

ODETTE

Tu m'as convaincue,

Blanche.

Je confirme que

j'vote contre.

ARIELLE

C'est ça,

bravo,

rentrez chez vous heureuses :

refusez l'accord.

ZOÉLIE

Refuser !

AGNÈS

À quel prix.

ARIELLE

Tout perdre.

BLANCHE

J't'l'ai déjà dit :

j'crois pas.

MIREILLE

Et tu courrais le risque ?

SOPHIE

Elle le courrait,

bien sûr :

elle oui.

Qu'est-ce qu'elle a à perdre ?

SABINE

Qu'est-ce que tu veux dire ?

SOPHIE

Ça fait un bail que Blanche est ici,

comme ta mère.

Dans trois,

quatre ans maximum elles arrêtent de travailler.

ODETTE

Ça n'a rien à voir.

BLANCHE

Laisse-la parler,

Odette.

SOPHIE

Tu viens ici nous donner des leçons d'combat,

nous dire c'qu'on peut apprendre aux autres.

Toi tu peux (78) l'faire,

Blanche,

c'est sûr :

ils vont pas t'faire payer ça pendant quarante ans.

LORRAINE

Sophie a raison.

Pour qui tu t'prends à nous parler comme ça ?

Rien qu'à cause de tes cheveux blancs?

Depuis combien d'temps t'es ici ?

Vingt?

Trente ans?

Peut-être plus,

d'accord,

ça va,

j'sais :

t'étais là avant ces néons,

et avec Odette vous faisiez les réunions au réfectoire.

C'est un fait.

T'as ta place ici,

tu l'as depuis un siècle,

depuis mille ans ou depuis que l'univers existe.

Moi j'suis entrée l'année passée,

d'accord?

Même pas,

tiens,

ça fait onze mois et deux jours,

je m'en souviens parce que j'ai signé trois jours avant mon anniversaire :

on a fêté ça avec mon père à la pizzeria.

Mon premier contrat.

Jusque-là je faisais des ménages dans les immeubles:

cages d'escalier,

toutes pareilles,

ascenseurs et chiens qui pissent pile où tu viens de passer ta serpillière.

Donc on a fait la fête,

et comment.

J'ai vingt-deux ans,

quarante de moins que toi.

Et tu sais c'que j'te dis?

Que la foudre me tombe dessus,

si là,

devant toi,

j'suis pas celle que t'étais y a quarante ans.

Je commence à peine,

tu m'suis?

Dehors j'ai un gars qui m'plaît pas mal,

il vient me chercher à la sortie,

Sabine l'a vu hier,

Mireille le connaît:

si ça va comme je veux,

on se marie,

on loue quelque chose,

et je t'jure que je m'prends un chien et je l'fais pisser pile où une bonne femme vient de passer sa serpillère.

Tu souris?

Pas la peine va:

avec quel argent j'fais ça,

s'ils me virent à coups de pied dans le cul?

Vas-y,

dis-moi?

Attendez,

j'ai pas fini.

Pour toi c'est facile:

tu viens ici et tu parles de droits.

T'as raison,

bien sûr…

t'es maline,

une vraie de vraie,

t'as même lu un ou deux bouquins,

ma main au feu.

Mais tu (79) espères quoi?

Qu'à vingt-deux ans j'envoie péter mon boulot pour une question de principes?

De droits?

Et des droits de quoi?

Regarde-moi dans les yeux pour sept minutes ?

Je retourne nettoyer la pisse de chien pour sept minutes?

Tiens pas compte de moi,

j'me fous de c'que tu dis,

si c'est à moi qu'tu l'dis,

pense que tu te l'dis à toi-même,

putain,

à toi-même,

quand t'avais mon âge.

T'aurais voté quoi y a quarante ans,

Blanche ?

BLANCHE

J'aurais voté comme toi.

Mieux,

je l'ai fait,

Lorraine.

Et pas qu'une fois.

Si tu veux te tromper comme moi,

bienvenue.

Dans quarante ans tu seras à ma place,

tout pareil que moi et tu t'entendras traiter de folle.

Un beau merdier.

La preuve.

Ça vous plaît ?

J'peux obliger personne.

Silence.

SOPHIE

Bon.

On avait prévu de voter une deuxième fois et ben on va l'faire.

ODETTE

Mais j'propose de voter par écrit,

puis on lira les

résultats.

MIREILLE

Par écrit ?

Pourquoi ?

ODETTE

Comme ça chacune de nous est libre de voter comme bon lui semble,

sans que son vote ait l'air d'un soutien à Blanche ou à ce qu'elle nous a dit.

ARIELLE

C'est bon pour moi.

BLANCHE

Excusez-moi,

mais je voudrais qu'il n'y ait que vous qui votiez. (80)

ODETTE

C'est pas possible,

tu l'sais.

BLANCHE

Ou plutôt,

j'voudrais que vous ne votiez ni toi Rachel,

ni toi Odette.

Nos votes sont les seuls contre,

toutes les autres sont pour.

Si tous les votes restent favorables,

on rédigera le compte rendu et on en restera là.

SABINE

Faisons ça,

c'est un bon plan.

ODETTE

Comme vous voulez.

Que chacune prenne un bout de papier,

le replie et le dépose ici sur la table.

Chacune vote.

Silence.

ODETTE

Bien.

Il y a donc huit bulletins.

(Elle ouvre un bulletin et lit.)

Pour.

(Elle ouvre un bulletin et lit.)

Pour.

(Elle ouvre un bulletin et lit.)

Pour.

(Elle ouvre un bulletin et lit.)

Pour.

(Elle ouvre un bulletin et lit.)

Pour.

(Elle ouvre un bulletin et lit.)

Contre…

ARIELLE

Comment ça ?

AGNÈS

C'est dingue,

ça.

SABINE

C'est qui.

ODETTE

Permettez,

on n'a pas terminé :

il en manque deux.

(Elle ouvre un bulletin et lit.)

Pour.

(Elle ouvre un bulletin et lit.)

Celui-ci n'est pas valable,

le mot est

effacé.

ARIELLE

Comment ça effacé?

Qu'est-ce que ça veut dire ? (81)

Fais voir…

(Elle prend le bulletin.)

Le règlement interdit de s'abstenir :

on doit voter oui ou non,

toutes,

vous l'savez.

ODETTE

Si celle qui a effacé son vote nous l'disait,

on pourrait essayer de savoir si son vote est plus un oui

qu'…

AGNÈS

Pas la peine,

elle vous l'dira pas.

BLANCHE

On sait maintenant avec certitude qu'il y a six votes pour,

quatre contre et un indécis.

RACHEL

On sait pas qui.

ARIELLE

Ok.

Je peux comprendre qu'on puisse avoir les idées pas claires.

Mais j'voudrais savoir qui c'est

qui a voté non.

SABINE

C'est vrai :

qui c'est qui a changé d'avis?

ODETTE

Le vote était secret.

SABINE

Qui c'est ?

J'veux savoir.

LORRAINE

On est de toute façon la majorité.

SABINE

Qui a fait ça !

MAHTAB

J'peux parler?

AGNÈS

Et ben voilà:

dis-nous pourquoi t'as voté contre.

J'aurais juré que c'était toi.

MAHTAB

Désolée,

c'est pas moi,

j'ai voté pour,

comme toi. (82)

AGNÈS

Je l'crois pas.

MAHTAB

Tu connais mon écriture,

t'as qu'à vérifier sur les bulletins.

AGNÈS

Tu peux dire c'que tu veux,

j'y crois pas.

MIREILLE

C'est moi qui ai voté contre.

Pas la peine de chercher,

je vous l'dis :

c'est moi.

Silence.

MIREILLE

Ouais:

Blanche a raison,

c'est juste,

ce qu'elle dit.

La dignité.

Je leur fais pas cadeau de six cents heures par mois,

non messieurs,

pas question.

Y me font cadeau d'rien,

pourquoi on devrait leur faire des cadeaux,

nous ?

Chez Mont-Dupois,

tout un entrepôt a brûlé le mois dernier :

vous l'avez su?

Les costards-cravates avaient réduit le personnel du département incendie,

un mois plus tôt.

Ils avaient voté pour.

Vu?

Comme ici,

à l'usine,

le comité:

un vote favorable.

Pour faire des économies.

J'ai décidé,

j'm'en fous,

j'vote non.

MAHTAB

J'ai demandé la parole.

J'peux ?

ODETTE

Bien sûr,

Mahtab :

parle.

AGNÈS

Bonjour la soirée-conférence.

ZOÉLIE

Laissez-la parler.

MAHTAB

Blanche,

tu ne vas pas aimer c'que je vais dire,

je sais.

Tu as parlé tout à l'heure d'une sensation au (83) ventre qui te dérange.

Et ben :

j'ai la même.

Enfin,

j'ai un doute.

Et je veux l'dire pour que ce soit clair.

Mais je l'répète,

Blanche,tu vas pas aimer.

BLANCHE

J't'écoute.

MAHTAB

Vous êtes nées ici pour vous tout est normal.

• Le travail,

le salaire,

rester ce soir pour débattre.

Moi,

ça fait douze ans que j'suis là.

Mais j'ai tous mes souvenirs rangés dans ma tête…

au pays j'ai laissé un autre monde où tout peut s'écrouler d'un moment à l'autre,

tout le temps… et tandis qu'une jambe est ici,

ton autre jambe est prête à cavaler.

J'm'trompe peut-être,

mais des fois

j'crois que vous parlez de peur sans savoir ce que c'est.

Moi j'sais ce que c'est la peur,

parce qu'elle me pousse dans l'dos

avoir peur signifie qu'tu peux pas avoir confiance.

En personne.

Jamais.

Vraiment personne.

Parce que quand tout peut s'écrouler,

ce qui compte c'est de te sauver.

Te sauver,

c'est tout.

Et pour te sauver :

• y a pas d'règles,

• ni de manières :
d'abord :

tu t'sauves,
puis tu respires,tu regardes autour de toi
et tu vois c'que ça a coûté de t'sauver.

À qui ça a coûté.

J'sens que vous,

ici,

vous découvrez la peur
que maintenant.

Parce que, là :

- vu

les usines qui ferment,

les faillites,

les crises -

vous commencez à devoir vous sauver
vous aussi.

Voilà,

Blanche…

J'sais pas ce que t'es prête à faire,

pour te sauver.

BLANCHE

Qu'est-ce que tu veux dire,

Mahtab ?

MAHTAB

Si t'étais revenue nous dire

« ils licencient la moitié de l'usine »,

on aurait déclaré la guerre.

Et l'usine aurait été bloquée.

Mais si tu reviens nous dire (84)

« tout roule
sauf
sept minutes »,

tu peux même nous convaincre comme tu l'fais de voter non.

Ça fait bizarre,

mais tu peux.

Dans ce cas c'est nous

les ouvrières,
l'usine

qui aurons refusé…

Les costards-cravates pourront dire

« c'est vous qui l'avez voulu,

nous, on n'aurait jamais réduit les effectifs de moitié ?».

Et ils décideront

qui garder.

Qui sauver.

Et qui récompenser,

pour services rendus.

BLANCHE

Tu m'accuses d'être de mèche avec eux ?

MAHTAB

Comment tu veux que je l'exclue?

T'es notre porte-parole,

c'est avec toi qu'ils parlent.

Nous on t'fait confiance.

Qui sait si pendant ces quatre heures tu t'es pas entendue avec eux pour sauver ta peau…

sans nous ?

BLANCHE

C'est ça ton doute?

MAHTAB

Je t'avais prévenue.

BLANCHE

C'est un doute
ou un soupçon ?

MAHTAB

Nous essayons tous de sauver notre peau.

BLANCHE

Je répète :

c'est un doute
ou un soupçon ?

MAHTAB

J'aime pas le penser.

BLANCHE

Donc tu le penses?

MAHTAB

J'dis pas non.

BLANCHE

Bien.

Qui d'autre?

Je m'adresse à chacune :

qui d'autre a cette idée en tête ?

Faut qu'je sache. (85)

ODETTE

Moi je l'pense pas,

LORRAINE

Blanche.

Moi non plus,

sincèrement.

MIREILLE

Moi non plus.

BLANCHE

Les autres?

Plus personne ne parle ?

AGNÈS

C'est cette règle du porte-parole qui est mal fichue,

Blanche tu es restée des heures à côté,

avec eux,

sans témoins.

BLANCHE

Sans témoins!

ZOÉLIE

Si t'étais à notre place…

BLANCHE

À votre place,

je penserais rien de pareil.

AGNÈS

Tu peux pas l'dire.

Tu n'y es pas.

BLANCHE

Donc chacune de vous,

à ma place,

pour sauver sa peau…

Blanche regarde les autres.

Silence.

BLANCHE

Tu sais Mahtab,

tu as raison,

j'te remercie.

Vraiment,

j'te remercie,

tu m'as fait comprendre quelque chose.

Merci.

C'est la fin.

Si c'est comme ça,

la peur est partout,

c'est vrai.

C'est fini.

On est prêtes à s'déchirer pour sauver not'peau.

À n'importe quel prix.

J'peux pas l'croire.

Silence. (86)

Blanche prend son manteau.

Elle traverse la pièce.

ODETTE

Qu'est-ce que tu fais ?

BLANCHE

Je quitte le comité,

Odette.

C'est prévu dans le règlement,

je fais rien d'interdit:

personne peut m'obliger à rester.

Et pour quoi faire,

en plus ?

C'est inutile:

il est huit heures,

on a terminé.

Choisissez une autre porte-parole,

de toute façon vous lui ferez pas confiance.

Écris dans le compte rendu que je vote contre,

décidez du reste,

votez oui,

renoncez aux sept minutes,

écrasez-vous et remerciez ces messieurs,

je compte sur vous.

Blanche va vers la porte.

LORRAINE

Blanche !

… Je vote non,

je passe de ton côté.

BLANCHE

Tu passes de mon côté,

Lorraine?

Non.

Si tu votes non,

tu passes du côté de personne,

tu votes non,

c'est tout,

avec ou sans moi.

Tu décides.

Blanche sort.

Depuis les fenêtres on aperçoit qu'il pleut des cordes.

ODETTE

Il nous reste le dernier tour,

il clôturera le vote.

Je dirai vos noms,

vous répondrez clairement

« J'accepte »

ou

« Je refuse l'accord»

,

je note les résultats.

Zoélie.

ZOÉLIE

J'accepte.

ODETTE

Lorraine.

87)

LORRAINE

Je refuse.

ODETTE

Nous sommes à égalité.

Arielle.

ARIELLE

J'accepte.

ODETTE

Mahtab.

MAHTAB

J'accepte.

ODETTE

Agnès.

AGNÈS

J'accepte.

ODETTE

Sabine.

SABINE

J'accepte.

ODETTE

Cinq votes pour.

Un seul vote contre plus celui de Blanche et le mien :

cinq contre trois.

C'est à toi,

Mireille.

MIREILLE

Je refuse.

ODETTE

Cinq contre quatre.

Rachel.

RACHEL Je refuse.

ODETTE

Cinq votes pour et cinq votes contre.

Sophie,

ton vote décide de tout.

Silence.

ODETTE

Et cette fois tu ne peux pas voter blanc… (88)

Silence.

ODETTE

T'as décidé ?

SOPHIE Oui,

j'ai décidé.

ODETTE

Et… ?

Noir.

(89)